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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/279

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laissant pencher la balance ni en faveur des blancs ni en faveur des Peaux-Rouges, préluda à la grande conférence, ou pow-wow[1], qu’elle allait ouvrir le 12 novembre avec les Corbeaux.


II

LE GRAND CONSEIL DES CORBEAUX.


Beau temps. — Arrivée des chefs. — Types et costumes. — Chant des sauvages. — Salle des conférences. — Orateurs et auditeurs. — Présentations. — La cérémonie du calumet. — Speech du président Taylor. — Discours de Dent-d’ours. — Gestes et signes. — Pied-Noir et le Loup. — Répliques. — Remise à six lunes et au gazon vert. — Conférence avec les Arrapahoes. — Attentes vaines. — Insuccès final.

Le jour indiqué pour la solennelle conférence de la commission américaine avec les grands chefs des Corbeaux, le soleil s’était levé radieux, le ciel était sans nuage, le temps d’une douceur exceptionnelle. En comparant la température à celle des jours précédents, où ils avaient tant souffert pour venir à cheval du fond du Dakota, les vieux sachems durent penser que le Grand-Esprit se montrait enfin favorable. Si le soleil, une de leurs divinités, consentait ce jour-là à leur sourire, c’est qu’ils allaient sans doute avoir gain de cause dans le grand pow-wow avec les blancs.

L’heure indiquée pour l’ouverture du palabre était dix heures du matin. Les Indiens, qui ne sont jamais pressés, et ne lisent l’heure qu’au soleil, se firent un peu attendre ; peut-être terminaient-ils aussi leurs cérémonies de grande médecine. Enfin ils parurent, ornés de leurs plus beaux habits. Quelques-uns étaient à cheval. Ils traversèrent la rivière de Laramie, pendant que les autres, suivis des femmes et des enfants, les squaws et les pappooses qui venaient aussi assister à la conférence, arrivaient par le pont. La femme de Dent-d’Ours, un des principaux orateurs, était à cheval comme son mari, qu’elle ne quitte jamais. Les Indiennes enfourchent la bête comme les hommes.

Le grand chef, Pied-Noir, ayant mis pied à terre, fit signe aux braves de s’aligner. Chacun avait un costume différent. Celui-ci une peau de bison sur une chemise de toile ; cet autre une couverture de laine et une jacquette de peau de daim rehaussée de franges, mais privée d’ornements en cheveux dont les Indiens n’osent guère se parer devant les blancs. L’un portait un habit d’officier et un pantalon scalpé, c’est-à-dire veuf de son siége ; les basques de l’habit étaient heureusement assez longues. Plusieurs avaient le chef couvert d’un chapeau de feutre noir, à forme calabraise comme ceux des généraux américains. Le tour du chapeau était orné, sur toute la hauteur, d’une série de rubans multicolores. Quelques chefs étaient chaussés de bas et de mocassins de cuir. Le cou, les oreilles de tous étaient chargés de colliers, de pendants de coquillages ou de dents d’animaux.

Non content de tous ces ornements, un Corbeau avait ajouté à sa longue chevelure une chevelure postiche, de sorte qu’il avait une queue allant de l’occiput à la plante des pieds. Cette queue n’était pas bariolée, comme celle du grand chef des Ogallallas, mais elle était semée de plaques d’argent, rondes, de peu d’épaisseur, obtenues par le battage patient de dollars américains ou d’autres pièces de moindre valeur. Les ronds allaient en diminuant régulièrement de la tête aux pieds, et l’on devinait, à l’orgueil que montrait le sachem porteur de cette parure, qu’il ne l’eût pas donnée pour un empire. Il faut que les Indiens attachent un grand prix à cet ornement, très-cher d’ailleurs, puisqu’on le retrouve chez toutes les tribus.

Le chef à la longue chevelure n’était pas le seul qui attirât les regards. Un Corbeau portait avec fierté une large médaille reçue naguère à Washington des mains du président. Un autre, à défaut de médaille officielle, avait pris une piastre mexicaine. À son tour Cheval-Blanc n’avait pas oublié de se parer du cheval d’argent qui lui avait valu son nom, et qui pendait comme une décoration sur sa poitrine. Il y avait joint un sachet carré de toile grise et fort peu propre, dans lequel il avait soigneusement enfermé son miroir. À côté de lui marchait Bout-de-piquet-de-hutte, l’Homme-qui-a-reçu-un-coup-de-fusil-à-la-face et l’Oiseau-dans-son-nid, trois chefs ou guerriers en grande réputation chez les Corbeaux. La plupart des figures étaient tatouées de rouge, de vermillon, de jaune, de bleu. Au milieu de l’assemblée, on distinguait le pauvre blessé que nous connaissons, sa jambe roidie dans l’appareil qui la maintenait. Le vieux chef avait voulu venir à toute force : on l’avait hissé à cheval et fait descendre de là à grand’peine, et il suivait de son mieux, clopin clopant.

Après s’être mis en ligne, les sachems entonnèrent un chant de leur nation, grave, sombre, mêlé de cris discordants, et parfois d’aboiements aigus. Les basses, les barytons et les ténors n’observaient dans ce chœur aucune mesure, et cependant cette musique primitive sauvage allait bien avec le type des chanteurs et avec le milieu qui encadrait cette scène. C’est de la sorte que les chefs s’avancèrent, sur une seule ligne, lentement, dans le plus grand ordre, sans s’inquiéter de la foule qui se pressait autour d’eux. Jamais les Corbeaux, aux formes athlétiques, aux figures majestueuses, ne m’avaient paru plus solennels. Puis ils se débandèrent, et entrèrent un moment dans la chambre des interprètes. Là on ne tarda pas à les prévenir que la commission les attendait pour ouvrir la séance.

La salle où se tint le pow-wow était de grandes dimensions. Elle était construite en bois, et pouvait facilement contenir de deux cent cinquante à trois cents personnes. Elle servait précédemment de magasin au quartier-maître du fort. Les chefs des Corbeaux, assis ensemble sur des bancs, chacun à la place que lui assignait son rang, et les commissaires, chacun sur un siége isolé, formaient le cercle, de telle sorte que l’on pouvait dire que l’extrême civilisation était en face de

  1. Mot indien qui signifie palabre, conseil.