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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/282

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beaux… Votre Grand-Père[1] nous a envoyés de Washington pour vous voir et apprendre de vous ce dont vous avez à vous plaindre… Les blancs ont occupé votre pays pour exploiter les mines, ouvrir des routes, créer des établissements… Le bison que vous chassez diminue avec rapidité… Nous désirons que vous nous indiquiez la partie de vos terres que vous entendez vous réserver exclusivement, et nous voulons vous acheter l’autre pour en faire usage… Sur vos réserves nous vous bâtirons une maison pour votre agent, une forge, une ferme, un moulin, une scierie, une école ; nous voulons aussi vous fournir les instruments qui vous permettront de travailler la terre et de gagner votre vie quand le bison aura disparu… Nous avons pour vous des présents en route… Maintenant, nous désirons entendre de vous tout ce que vous avez à nous dire et nous vous répondrons animés du meilleur esprit… »

La première partie de ce discours fut reçue de la part des Corbeaux avec des marques d’approbation générale, et entrecoupée de ces sons gutturaux qui sont pour les Indiens ce que sont les interjections bien ! très-bien ! bravo ! dans notre Corps législatif. La seconde partie fut écoutée au contraire avec défiance, au milieu d’un silence glacial. Quand le président eut fini, le calumet continua à passer de bouche en bouche, et les Indiens semblèrent se concerter. Un des commissaires, le général Sanborn, pour dissiper ce nuage et ramener le calme dans l’esprit des Corbeaux, pria l’interprète de leur faire entendre que ce n’était pas tout leur territoire que voulaient occuper les blancs, mais seulement la partie qui était déjà en voie de colonisation. Cela ne parut point convaincre les sachems.

Cependant Dent-d’Ours se lève : « Ce que vous m’avez dit, je l’ai parfaitement compris. Je suis venu pour vous voir, et je vais vous dire ce que je pense. » Alors, serrant la main au président Taylor : « Père, je suis venu de loin pour te voir, fais-moi justice ; » puis au général Harney : « Père, tu m’as envoyé chercher, écoute moi bien ; » puis au général Augur : « Père, je suis heureux de te rencontrer et de te serrer la main ; fais quelque chose pour moi ; » et au général Terry : « Père, je suis bien fatigué ; je suis un homme pauvre ; je suis venu de bien loin pour te voir ; » et au général Sanborn : « Père, fais quelque chose pour moi ; j’ai campé, en venant ici, dans des endroits où le bois et l’herbe manquaient, et où il faisait bien froid ; mes chevaux sont fatigués ; » enfin, s’adressant au colonel Tappan : « Père, regarde-moi, je suis pauvre, aime-moi comme je t’aime, et accorde-moi ce que je te demanderai. » Quatre fois Dent-d’Ours fait le tour de l’hémicycle occupé par la commission, en répétant les mêmes formules, qu’il varie à peine, et serrant chaque fois la main aux commissaires. On se demande quand finira cet exorde préparatoire, mais le docteur Matthews a soin d’avertir l’assemblée que c’est une coutume chez les Corbeaux de répéter jusqu’à quatre fois la cérémonie du shake-hands (serrement de mains) avec les gens qu’on veut honorer le plus. À la fin Dent-d’Ours, prenant une robe de bison des mains de sa femme qui était là, la présente au général Harney : « Père, tu as les cheveux blancs, protége-toi de cette peau, elle garantira ta vieillesse contre le froid. » Puis l’orateur se rend au centre du cercle occupé d’une part par les Indiens, de l’autre par les commissaires, et demande la permission de parler assis. L’interprète traduit phrase par phrase le discours en anglais, le voici tel qu’il a été prononcé[2].

« Père, au printemps dernier, j’étais au pied de la montagne du Moufllon[3], et l’un de vos jeunes hommes [4] me dit que vous viendriez nous visiter. Mon père blanc me demandait de faire une partie du chemin. J’hésitai, car j’étais loin, bien loin ; mais à la fin je décidai de me mettre en route. Cet automne, quand les feuilles des arbres tombaient, les Corbeaux étaient sur les bords du ruisseau de Pierre Jaune. Votre messager m’apporta dix caisses de tabac, et nous fit connaître votre désir que nous vinssions à Laramie. En réponse je dis oui, oui ! J’aurais préféré que mon père blanc vînt au fort Philip Kearney[5], et non à Laramie, et je dis que s’il avait poussé jusque-là, j’aurais répondu affirmativement à tout ce qu’il m’aurait demandé. Mais dans l’intervalle les mauvais jours sont arrivés, et j’ai dû venir à Laramie. Il faisait froid, et mes chevaux ont piteuse mine. C’est donc mon père blanc qui va répondre oui, oui, à toutes les demandes que je vais lui adresser.

« Pères, j’ai fait une longue route pour venir vous voir. Je suis parti du fort Smith[6]. Je suis très-pauvre ; j’ai faim, j’ai froid. Nous n’avons trouvé en route ni bison, ni bois, ni eau. Regardez-moi, vous tous qui m’écoutez, je suis un homme comme vous. J’ai une tête et un visage comme vous. Nous sommes tous un seul et même peuple. Je veux que mes enfants et ma nation prospèrent et vivent de longues années. »

Et alors se levant, Dent-d’Ours se dirige vers les commissaires Taylor et Harney, et leur serre convulsivement les mains : « Pères, Pères, Pères, s’écrie-t-il par trois fois, écoutez-moi bien. Rappelez vos jeunes hommes de la montagne du Moufflon. Ils ont couru par le pays, ils ont détruit le bois qui poussait, et le gazon vert, ils ont incendié nos terres. Pères, vos jeunes hommes ont dévasté la contrée, et tué mes animaux, l’élan, le daim, l’antilope et le bison. Ils ne les tuent pas pour les manger ; ils les laissent pourrir où ils tombent. Pères, si j’allais dans votre pays tuer votre

  1. C’est ainsi que les Indiens appellent le président des États-Unis.
  2. J’ai écrit moi-même et pour ainsi dire sténographié en anglais, sous la dictée de l’interprète, le discours de Dent-d’ours. Je me suis attaché dans ma traduction à rendre fidèlement les paroles, en sacrifiant au besoin l’élégance à l’exactitude. On va donc lire le discours tel qu’il a été prononcé et non un speech imaginaire comme Cooper et Irving en ont mis dans leurs romans.
  3. Appelée par les Américains Big-Horn, mot à mot Grosse-Corne, qui est le nom que les trappeurs canadiens donnent au moufflon.
  4. C’est ainsi que les Indiens nomment les soldats.
  5. Situé à trois cent cinquante milles au nord-ouest de Laramie, au pied du Big-Horn, au cœur du pays des Corbeaux.
  6. Quatre cent cinquante milles au nord-ouest du fort Laramie.