Page:Le Tour du monde - 17.djvu/290

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fuite de l’évier représente la gouttière à la farine ; la cuvette, l’auge dans laquelle gire la meule ; et la fontaine, le récipient contenant le grain.

Notre nouvel attelage arriva pendant que nous déjeunions sous l’ombre des grands noyers au bord du ravin ; six bœufs maigres, petits, d’un gris sale, au cou mince et portant la tête basse, étaient conduits par trois paysans la hache au dos.

C’était formidable, et notre caravane avait vraiment une majestueuse tournure lorsqu’elle s’éloigna de la salle des Pas-Perdus de la sous-préfecture de Suici.

Presque aussitôt commença un voyage inouï, assez semblable à celui que ferait un escargot, un jour de pluie, dans une rue à moitié dépavée : pérégrination émouvante s’il en fut, variée de pyramides à escalader, de gouffres à franchir, et de gués torrentueux à braver.

Ce fut d’abord un ravin étroit, dans lequel nos guides nous engouffrèrent, lit de torrent desséché, tortueux, s’élevant par brusques ressauts et coupé de profondes rigoles dans lesquelles les jambes des bœufs disparaissaient tout entières. Les racines des arbres déchaussées par les eaux arrêtaient brutalement les roues de la voiture, la secouaient de droite et de gauche avec force, tandis que la capote heurtait les branches horizontales qui, s’entre-croisant, interceptaient le soleil et la lumière au-dessus du chemin, et en faisaient un tunnel mystérieux et menaçant, coupé de cours d’eau bouillonnants, profondément enfoncés entre deux rives sablonneuses. Les bœufs, poussés par la voiture, se précipitaient les uns sur les autres, puis, pour remonter, s’épuisaient en efforts inutiles.

Plus loin, dans une vallée pierreuse et découverte, il nous fallut suivre un lit de rivière en le remontant : de gros galets arrondis roulaient sous les pieds des bœufs, qui tombaient à genoux, le mufle dans l’eau, se relevaient effarés, soufflant et geignant avant de reprendre leur marche pénible.

Nous arrivâmes ainsi en haut du premier degré de la chaîne que nous avions à franchir. C’est un vaste plateau s’élevant encore, mais en pente douce et régulière, de hautes montagnes boisées lui font une ceinture ; tout l’espace enfermé n’était qu’un immense champ de maïs entremêlé de gais vergers. Les maisons ne se révélaient que par de légères colonnes de fumée bleue qui s’élevaient de loin en loin. — Après avoir contourné cette biblique oasis, étonnés de ne rencontrer ni Ruth ni Booz, nous commençâmes l’escalade du mont Gibla, un des contre-forts les plus élevés qui flanquent la chaîne des Carpathes sur le versant valaque. Du côté où nous le gravissions, il se dresse par une suite de croupes présentant toujours, après une partie montueuse plus ou moins rapide, une partie presque plane ; coupées de crevasses et de bourrelets, quelques-unes de ces plates-formes sont entièrement dénudées. À moitié de notre ascension, lorsque nous nous arrêtâmes sur l’une d’elles, et regardant derrière nous, nous vîmes comme du haut d’un perron gigantesque tous ces gradins s’enfoncer en élargissant leurs bases. À chaque plan, les accidents de terrain perdaient leurs effrayantes rudesses, et les premiers gravis se confondaient déjà dans la nappe de verdure d’où nous étions sortis. Plus haut, le chemin serpente sur une arête étroite comme un viaduc et si escarpée, que l’œil arrive au fond des vallées latérales sans voir les talus ; puis la forêt envahit de nouveau et resserre l’espace, et c’est à l’ombre d’arbres géants et centenaires, qui n’ont jamais subi l’affront de la cognée, que le chemin se poursuit jusqu’au sommet du Gibla.

Le sommet du mont Gibla est terminé par une plate forme peu vaste, qui domine comme une terrasse demi circulaire la vallée de l’Olto. Cette plate-forme, sur le côté de laquelle passe la route, est rattachée à la montagne à pentes douces, par une sorte d’isthme ondulé, et flanqué de deux ravins tout couverts d’arbres qui cachent leurs racines dans une herbe sombre et épaisse et sous lesquels se creusent des chemins mystérieux.

Dans ces ravins abrités, les ormes poussent droits et pressés les uns contre les autres. Sur le plateau qui les domine, entièrement découvert et presque toujours battu des vents, les chênes seuls sont assez forts pour résister et vieillir. Leurs puissantes racines, qui crevassent le sol, leurs troncs noueux et trapus, leurs branches tordues, témoignent de la violence des tempêtes qui les ont assaillis et de leur persistante résistance. Ils ont péniblement, mais vraiment conquis le sol qu’ils abritent et sur lequel ils versent l’ombre aujourd’hui. Chacun a gardé de ses efforts une physionomie particulière et saisissante, et tous élèvent vers le ciel, dans des attitudes superbes, leurs têtes luxurieusement feuillues. Je crus saisir, dans le contraste si frappant présenté par la nature, dans cet étroit coin de terre que le hasard seul a ensemencé, une intention d’apologue d’une morale transparente. Là, dans les impasses protégés et protecteurs, tout juste ce qu’il faut de lumière, de chaleur et d’espace pour développer une croissance facile qui doit suffire à une vie correcte et banale que rien ne trouble, mais que rien ne signalera : ici, toutes les misères, la grêle et la tempête, la lutte à toutes les heures, mais le plein soleil et le grand air aux bons jours et la résistance qui développe, fortifie et grandit.

Le versant du Gibla qui regarde la vallée de l’Olto, est d’une déclivité beaucoup plus rapide que celle qui monte de la vallée de l’Argis : du bord de la terrasse, l’œil plonge sans obstacle et sans transition dans un bassin verdoyant formé par plusieurs vallées parallèles qui vont se fondre à notre gauche dans une plaine sans fin et se perdent à droite dans les flancs boisés des Karpathes d’où elles descendent. Les crêtes extrêmes, profilées en angles sévères, s’enfoncent en brusques ressauts jusqu’à l’horizon, où sans s’effacer elles se massent en ondulations bleuâtres, tourmentées comme les vagues d’une mer orageuse. En avant de ces crêtes, qui forment un si magnifique encadrement à ce paysage