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frayants récits, il y a le serpent familier, l’hôte du foyer (serpi de casa), que le paysan roumain, par l’effet d’une tradition dont il ne se rend pas compte, entoure d’un respect quasi idolâtre. Il voit en lui à la fois un hôte sacré et comme la divinité protectrice de son toit ; il l’admet l’hiver près de la cendre de son foyer et l’abreuve de lait le matin et le soir.

« Un de mes amis, raconte M. Michelet, s’arrêtant chez une paysanne de Transylvanie, la trouva tout en larmes. Elle venait de perdre son fils, âgé de trois ans. « Nous avions remarqué, dit-elle, que tous les jours l’enfant prenait le pain de son déjeuner et s’absentait une bonne heure. Un jour je le suivis et je vis, dans un buisson à côté de l’enfant, un grand serpent qui prenait sur ses genoux le pain qu’il avait apporté. Le lendemain j’y conduisis mon mari qui, s’effrayant de voir ce serpent étranger, non domestique et malfaisant peut-être, le tua d’un coup de hache. L’enfant arrive et voit son ami mort. Désespéré, il retourne au logis en pleurant et criant pouïu ? (c’est un mot de tendresse qu’on donne à tout ce qu’on aime, mot à mot, cher petit oiseau). Pouïu ? répétait-il sans cesse. Et rien ne put le consoler. Après cinq jours de larmes, il est mort en criant pouïu ? »

« Telle est, ajoute l’éminent historien, la sensibilité naturelle de ce peuple, si cruellement maltraité par l’homme, et qui prête à sa langue un charme tout particulier. Ajoutons, comme témoignage de cette hospitalité, dont l’usage lui a été transmis par ses ancêtres, que tout ce qui s’est abrité sous le toit du Roumain lui devient cher et sacré, l’homme comme le serpent, la cigogne comme l’hirondelle. »

Il a hérité de même de ses ancêtres la foi superstitieuse à l’influence des jours, à celle des astres, aux bons et aux mauvais présages. Il croit que la destinée de chaque homme est liée par une chaîne mystérieuse à celle d’une étoile qui reflète et indique, du sein du firmament, les phases et les accidents de sa vie terrestre. Ainsi, lorsqu’un Roumain est menacé de quelque malheur, son étoile se voile (se intuneca), et elle tombe dans l’espace au moment où il expire.

D’autres astres, couleur de feu, lorsqu’une grande catastrophe est sur le point de fondre sur un peuple, apparaissent dans le ciel comme un signe précurseur et fatal.

D’autres superstitions, répandues dans les campagnes de la Moldo-Valachie, rappellent des usages ou des préjugés antiques. La paysanne qui vient de remplir sa cofitza à la fontaine ne manquera jamais de souffler à la surface et de répandre à terre une petite portion du liquide, comme une libation à la nymphe de la source. Si deux personnes se rencontrent après une absence, et que l’une des deux vienne à complimenter l’autre outre mesure sur sa santé, celle-ci crache aussitôt à terre, pose le pied sur sa salive et se signe, comme pour conjurer les divinités jalouses[1].



LXIII

mœurs roumaines.


Demandes en mariage. — Fiançailles. — Fêtes religieuses. — Funérailles. — Culte des mânes.

« Lorsqu’une jeune fille du village a accueilli sa demande, le jeune homme envoie aussitôt des messagers, précédés du joueur de cornemuse, qui adresse aux parents l’allocution suivante :

« Les grands-pères et les ancêtres de nos pères, allant à la chasse et parcourant les bois, ont découvert le pays que nous habitons et qui nous procure la jouissance de son miel et de son lait. Or, poussé par cet exemple, l’honorable garçon N… est aussi allé à la chasse à travers les champs, les bois et les monts, et il a rencontré une biche qui, timide et réservée, a fui sa présence et s’est cachée. Mais nous autres, en suivant ses traces, nous avons été conduits jusqu’à cette maison. Or donc, il faut que vous la remettiez entre nos mains, ou que vous nous montriez l’endroit où s’est cachée la biche que nous poursuivons avec tant de fatigues et de peines. »

« Le joueur de cornemuse déploie alors toutes les ressources de son éloquence, et sème son discours d’autant de métaphores et d’allégories qu’il en peut trouver.

« Les parents répondent que celle qu’ils poursuivront n’est pas entrée dans leur maison. Les messagers insistent ; alors les parents font venir la bisaïeule de la jeune fille. — Est-ce là celle que vous cherchez ? — Non. — La grand-mère vient à son tour. — Peut-être est-ce celle-ci ? Même réponse. Vient la mère. — Non, non ce n’est pas celle-ci non plus. — Après la mère on fait venir une servante laide, vieille et couverte de haillons. — Eh bien, c’est donc celle-ci que vous cherchez ? — Non, non ; car, notre biche a les cheveux blonds comme l’or et les yeux de l’épervier ; ses dents sont comme une rangée de perles et ses lèvres vermeilles comme une cerise ; elle a la taille d’une lionne, son sein a la blancheur du cygne, ses doigts sont plus délicats que la cire, son visage est plus radieux que le soleil et que la lune.

« Forcés enfin par la menace d’en venir aux armes, les parents amènent leur fille, parée aussi richement que possible. On célèbre les fiançailles, et la jeune fille rentre dans sa chambre, qu’elle ne doit plus quitter avant le jour de son mariage.

« Ce jour-là, si le promis habite un autre village que celui de sa fiancée, il envoie d’avance, pour annoncer sa venue, quelques hommes à cheval, que les parents de la jeune fille vont attendre sur la route. Dès qu’ils les voient approcher, ils se précipitent sur eux et les emmènent prisonniers dans leur maison. Aux questions qui leur sont adressées, les prisonniers répondent qu’ils étaient les hérauts envoyés pour déclarer la guerre ; que le gros de l’armée est resté en arrière à peu de distance, qu’il s’avance pour prendre d’as-

  1. Ubicini, les Provinces roumaines, page 213. Firmin Didot.