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plantée à droite et à gauche de groupes de croix dont quelques-unes sont immenses et dont la charpente suffirait à l’édification d’une maison, quelques misérables auberges, un puits sous des arbres, près duquel nous déjeunâmes, et la rencontre d’une famille de Tziganes ursarii (oursiers). Une vieille à la peau bronzée, mais droite et ferme, une jeune fille élégamment vêtue, un jeune garçon demi-nu, marchaient d’un pas léger et cadencé dans la solitude poudreuse ; un Tzigane farouche, noir et trapu les suivait en compagnie d’un bel ours muselé, qui me parut regretter encore plus que moi la montagne.

Le sentier de Baïa-de-Arama. — Dessin de Lancelot.

Nous n’eûmes bientôt plus à regarder que les innombrables poteaux du télégraphe électrique qui jalonnent la route. Leur vue me rappela que notre voyage touchait à sa fin.


LXIX

tirgu-giulu.


L’invasion des sauterelles. — Une partie de trente et un. — Les aïeux du poëte Ronsard. — Un hospodar poëte. — Une fable.

Quelque temps avant que nos postillons nous signalent Tirgu-Giulu, nous remarquons dans la campagne un mouvement inaccoutumé : des bandes de paysans à pied et à cheval sillonnent la plaine ; des dorobants galopent vers la ville ; des femmes et des enfants regardent avec anxiété vers les montagnes que couronnent des nuages d’épaisse fumée et dans les replis boisés desquelles nous voyons briller des feux immenses ; les maisons de Tirgu sont fermées, les rues désertes ; on dirait qu’une calamité publique s’abat sur ce canton.

Nos postillons nous affirment que les auberges ne sont pas dignes d’abriter nos seigneuries et se dirigent vers la préfecture. Le préfet est absent ; mais madame la préfète, qui parle français comme une Parisienne, nous reçoit à merveille malgré notre accoutrement poudreux. Je suis tout honteux de la triste figure que je fais dans son élégant salon, avec mon teint de Tzigane, ma barbe de zouave et mes vêtements, qui témoignent bien plutôt de mon zèle d’explorateur que de mes goûts élégants et de mon origine parisienne. Je reste surtout en contemplation devant mes chaussures achetées il y a un mois au marché d’Orèzu. Empeignes et quartiers en cuir fauve sont quadrillés de profondes nervures (c’est la suprême élégance à Tirgu-Orèzu), et les semelles, épaisses de deux doigts, sont exactement taillées sur le patron d’un fer à repasser de tailleur.

Le préfet arrive et nous conte qu’il vient de livrer une rude bataille et de repousser une invasion de sauterelles. Elles arrivaient de l’ouest par la rive gauche du Danube, et se disposaient à passer par-dessus les Carpathes. L’avant-garde signalée, les dorobants coururent requérir les paysans, le vent soufflait heureusement du sud ; on monte à cheval, on court à la montagne, et sur une étendue de six lieues on met le feu aux herbes sèches, aux taillis, aux hautes futaies. C’est cet immense incendie que nous avons vu en arrivant. Il dure encore ; il durera peut-être encore huit jours, mais la récolte est sauve. Les sauterelles, repoussées par la fumée, vont tomber et périr de froid sur les sommets des montagnes : à moins, chose malheureusement possible, qu’elles n’arrivent en Transylvanie. Le préfet, pendant deux jours et deux nuits, a galopé par les monts et les ravins, à la tête de ses zélés incendiaires, il a forcé l’ennemi à la retraite. Il est heureux, mais harassé, ce qui ne l’empêche pas de nous promener à travers la ville et de nous expliquer les améliorations qu’il serait bien aise de nous voir admirer.

J’admire donc tout ce qu’il me montre : une belle promenade, un pont interminable enjambant une rivière, des étangs, des marais et des prairies ; quelques usines, une fabrique de poêles en terre cuite ; une église neuve ; les grands hangars qui abritent les bestiaux, les grains, les cuirs aux jours de marché ; car Tirgu-Giulu est une ville commerçante en voie de prospérité industrielle ; mais j’admire surtout le courage avec lequel le préfet surmonte sa fatigue pour remplir ses devoirs d’hospitalité envers nous.

Un ex-fonctionnaire nous fit inviter à une soirée intime ; quoique bien convaincu que j’y représenterais bien mal l’élégance française, poussé par la curiosité,