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dait singulièrement de sa gravité. L’alambic, quoique simple et naïvement établi, était établi selon les règles de l’art. Le cuveau servant de réfrigérant et de condensateur à la liqueur vaporisée était alimenté au moyen d’une source vive amenée de la montagne par une gouttière d’écorce ; un des moines, debout près du seau où tombait la liqueur refroidie, en transvasait le contenu à l’aide d’une cuiller gigantesque, à laquelle de temps en temps ses confrères venaient tremper leurs lèvres. La dégustation du produit nouveau amenait le besoin de le comparer au produit de l’année précédente, ce qui n’expliqua leurs attitudes abandonnées et leurs gestes hésitants. Ces pauvres moines agissaient selon la coutume générale. Chez les paysans le rakiou est une nécessité, la distillation est une fête de famille comme le pressurage dans les pays vignobles.

Du temps des Turcs, il n’en était pas ainsi, et cette fabrication fut presque, à sa naissance, une source de vexations. En 1802, ils décrétèrent l’impôt dit cazanit, du mot cazan, qui veut dire chaudron. L’alambic étant une nouveauté, n’eut pas d’appellation propre, et cazan désigna indistinctement le chaudron à distiller ou le chaudron de cuivre ou de fer, seul ustensile de cuisine souvent des pauvres ménages valaques. Les percepteurs de l’impôt, animés de l’esprit fiscal, abusèrent de la lettre et forcèrent au payement les pauvres gens qui n’avaient pas un prunier et ne se servaient jamais de chaudron que pour faire leur bouillie de maïs. Cet unique ustensile, si nécessaire qu’il fût, disparut des pauvres ménages, qui croyaient ainsi échapper aux exactions. Mais il n’est pas facile d’échapper au fisc turc ; pour forcer les gens à payer ou pour les punir de ne le pouvoir pas, les percepteurs, sur leur refus, les enfermaient dans l’unique chambre de leur chaumière dont ils fermaient toutes les issues, allumaient un réchaud ardent sur lequel ils jetaient quelques capsules de piment et laissaient vingt minutes le malheureux paysan subir l’affreuse torture de cette fumée acre et corrosive, de laquelle il ne sortait qu’à demi suffoqué et étranglé. Cette pénalité ne fut pas seulement une passagère distraction des agents subalternes, elle eut l’approbation des administrateurs en chef, puisque sur les registres qui leur étaient présentés, on faisait cette mention : Un tel n’a pu payer l’impôt du chaudron, mais il a subi l’ardeïu.

Le monastère de Tchoclovin nous gardait la plus grande surprise de notre voyage. Pendant que j’en dessinais l’ensemble, Mathé, qui furetait dans tous les coins, sortit tout effaré de la première case en criant : Domnulé ! domnulé ! un moine de l’autre monde ! un moine âgé de cent vingt-cinq ans ! et je vis surgir à la vive lumière du soleil, dans l’ouverture noire de la porte, non pas une ombre, comme le disait Mathé, mais un vieillard si vieux que les apparences de la mort luttaient sur toute sa figure avec les apparences de la vie, et éveillaient véritablement comme une idée d’apparition surnaturelle. Sa figure avait dû être fort belle, le front large et bien modelé, le nez long, fin et droit, les yeux grands, bien enchâssés dans une large orbite, se retrouvaient encore ; mais la peau semblait une couche de cire transparente, sous laquelle se distinguaient vaguement les veines grises, comme des traits de crayon à demi effacés. L’œil, enfoncé profondément dans une cavité bleuâtre, laissait voir à peine sous les longs sourcils tout blancs un regard vacillant comme une lueur qui s’éteint et se rallume par intermittences ; à chaque respiration, les ailes du nez battaient, et au-dessus d’elles se dessinait un pli lugubre. La barbe et la chevelure, longues et encore épaisses, étaient si fines qu’elles se soulevaient au moindre souffle de l’air, au moindre tressaillement de la face et enveloppaient ses traits comme d’une auréole mouvante. Appuyé au bras d’un jeune novice, il vint s’asseoir sur un banc grossier, roulant entre ses mains les grains d’un chapelet : mains et chapelet semblaient taillés dans le même morceau d’ivoire. Il s’agitait sans cesse et parlait d’une voix sifflante. L’esprit était aussi vacillant dans son cerveau que le regard dans ses yeux ; pourtant, chaque phrase de son monologue entrecoupé pouvait se rapporter à une des rares émotions de sa longue vie solitaire ; et par-dessus tout on y sentait un assez grand orgueil d’avoir tant vécu et aussi une curiosité inquiète.

On lui dit qu’un Français était là, qui voulait faire son portrait. Il ne comprit sans doute que le nom de peuple. « Ah ! les Français, dit-il, je les connais, et aussi les Autrichiens, et les Russes, et les Turcs ! ils ne viennent plus ceux-là, ils sont morts ; et l’ours aussi qui venait frapper à ma porte pendant les grandes neiges ! moi, je ne meurs pas. Qu’ai-je encore à voir ? J’en ai tant vu depuis Trajan ! » Le positif Mathé éclata de rire au dernier mot de ce discours. Moi, je pensai qu’il faut être indulgent pour les improvisations d’un homme de cent vingt-cinq ans, qui ne faisait au bout du compte qu’une amplification un peu forcée. Qu’on suppose seulement vingt printemps de plus sur la tête de certains graves personnages de chez nous, et d’après ce qu’ils écrivent aujourd’hui, ne serait-on pas en droit de penser qu’ils se vanteraient volontiers alors d’avoir vécu dans l’intimité du grand Charlemagne ? Le grand âge auquel ce moine est parvenu est pour ceux qui l’entourent une preuve manifeste que l’esprit de Dieu est avec lui. « C’est un saint, nous disait l’un d’eux, et les ours de la montagne le respectent. » Les soins dont il est l’objet contrastent avec le peu de souci que les autres moines de Tchoclovin semblent avoir d’eux-mêmes. Il est vêtu avec recherche de chauds vêtements de laine blanche et soigné comme un enfant.

Il a bâti, il y a soixante ans, la petite maison qu’il habite. Avait-il le pressentiment de la longue vie qui lui était réservée ? Quoique déjà vieux à cette époque, il l’édifia avec une solidité inusitée, en gros troncs de chênes couchés et emboîtés les uns dans les autres, et façonna avec assez d’art un grillage de fer au-devant des petites fenêtres.

Tizmana aussi possédait naguère son saint ; il ha-