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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/354

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ROME,


PAR M. FRANCIS WEY.


1864-1868 — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


I


Préjugés d’école, et premières impressions. — Il tritone et la Piazza Barberini. — Trattorie : comment se nourrit le peuple. — Le parfum de Rome. — Fontaine de Trevi. — L’Acqua Vergine et sa légende. — Rencontre sur le Corso : l’abbé… — Montaigne et l’albergo dell’Orso. — Premier aspect de la Basilique Vaticane. — À travers les rues… — Panthéon d’Agrippa et temple d’Antonin. — Mœurs boutiquières. — Vision du monde antique. — Sur le Tibre : Cloaca maxima de Tarquin. — Au Trastevere : boutique de la Fornarina. — Le dernier chemin que monta saint Pierre. — Tabacomanie des Romains : le mouchoir et la tabatière du pape. — Église de San-Pietro in Montorio ; la Flagellation, par Sébastien del Piombo,  etc. — Rome au soleil couchant sur le mont Janicule.

À plusieurs reprises j’avais parcouru l’Italie du nord et même l’Italie du sud en évitant Rome avec intention, tant je redoutais d’être envahi par l’autorité si absolue de l’antique métropole, lorsque, chassé de Naples par les médecins à la fin de novembre et forcé de m’exiler au plus près, je fus réduit à chercher dans la Ville Éternelle un asile, et pour longtemps peut-être, sinon pour toujours. J’y arrivai il y a trois ans par une soirée pluvieuse.

Un ami qui m’attendait à la gare fit déposer mes bagages dans sa demeure où je devais passer la nuit, et ce que je pus entrevoir durant un premier trajet assez court, aux clartés de quelques réverbères étoilant les ténèbres des maisons éteintes, me fit penser que mon ami habitait un faubourg écarté et désert. Au bout d’un moment, nous sortîmes pour aller dans une rue de peu d’apparence, arracher avec peine un souper tardif aux desservants graisseux d’une trattoria malpropre, véritable taverne faubourienne ; après quoi l’on revint par d’autres ruelles également fangeuses et bordées de masures noires. Chemin faisant, je fus étonné d’apprendre que j’étais au milieu d’un des quartiers élégants de Rome, que j’avais traversé l’extrémité de la place d’Espagne, soupé chez le restaurateur en renom de la Via de Condotti et qu’enfin j’aurais l’honneur de dormir sous un toit de la rue des Quattro Fontane, qui par les voies Felice et Sistina aboutit au Pincio, le jardin des Tuileries de la cité de Romulus et de saint Pierre.

La nuit s’écoula avec lenteur dans une insomnie préoccupée tristement. La gauloise indépendance du barbare, dont s’était imbue ma jeunesse au renouveau de l’affranchissement romantique, m’avait mis en défiance de Rome et de l’ascendant qu’elle a de tout temps exercé sur la pensée, sur les opinions et les doctrines ; je m’effrayais d’une influence qui peut, modifiant nos croyances, faire évanouir en ne laissant que le vide nos convictions antérieures ; mêlant à ces préjugés des réminiscences historiques, évoquant les écrivains, les artistes que Rome avait troublés, je pensais à mes maîtres qui avaient reculé devant cette épreuve. Je me retraçais aussi les raisonnements d’Eugène Delacroix sur les dangers de Rome qu’il n’avait jamais voulu affronter. « Faudra-t-il, me demandais-je inquiet, faudra-t-il en sortant de là brûler mes dieux ; et que mettre en leur place ? Ou bien, cette indolence de la vie présente qui dans cette ville et pour tant d’esprits a substitué la rêverie découragée à l’activité du travail, va-t-elle, en l’état où je suis, m’envahir à mon tour et paralyser tout essor ! »

Interné malgré moi dans Rome et certain de n’en pouvoir sortir, il me semblait que j’allais retomber sur les bancs d’une école, de cette école qui d’âge en âge rend intimidés à leur pays tant d’écoliers éternels. J’avais beau, pour m’encourager, répéter après saint Jérôme : « la passion d’apprendre est l’attrait des voyages, » je m’effrayais d’une si laborieuse étude. Pourquoi faut-il que la pensée vivace, énergique et jeune, soit assujettie à des organes qui ne le sont plus ! Sans cette servitude on irait avec ardeur à de telles épreuves, et l’on ne s’effrayerait point d’une aventure qui risque de bouleverser vos idées antérieures.

Dès le matin, m’esquivant du logis, je voulus n’aventurer seul et sans aucun fil dans le labyrinthe redouté.

À ma droite, la rue rectiligne et montueuse encadrait au loin de ses hautes murailles un clocher conique silhouetté sur un ciel gris et pluvieux : j’ignorais la situation de Sainte-Marie-Majeure, et j’étais plus loin encore de soupçonner dans ces mamelons effacés les monts renommés du Quirinal et du Viminal. La rue continuait à gauche, tout à fait monotone ; devant moi s’élevait, placé en faux équerre dans une cour encombrée, mal tenue, un vaste bâtiment carré d’un aspect assez neuf et dont le portique était plein de soldats. L’édifice me sembla bien beau pour une caserne, mais ayant reconnu que c’était la demeure illustre des Barberini, je le trouvai trop caserne pour un palais.

Passé l’angle de cette maison, j’abordai une grande place que je remontai en inclinant sur la gauche, et là, entre une malingre allée d’arbres trapus et le mur d’un couvent de capucins appuyé à une église nue du