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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/359

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L’attention émoussée par trop de réminiscences iconographiques, mais avec la satisfaction d’une vision réalisée, je reconnus le pont Saint-Ange et le Môle d’Adrien. Mon compagnon s’appliquait, je pense, à me distraire ; il me nommait une foule d’objets et faisait miroiter cent souvenirs. Je fus surpris de la largeur du Tibre et de l’étendue des bâtiments de l’hôpital San-Spirito.

Enfin, à l’extrémité du Borgo-Nuovo, du fond de la Piazza Rusticucci, nous découvrîmes la façade de Saint-Pierre, chaton colossal de l’anneau décrit par les colonnades du Bernin.

Ce fut la grande déception de la journée. La visée orgueilleuse, la majesté vaine qui rendent cette gigantesque machine d’architecture vide et muette, m’apparurent spontanément avec une crudité presque suffocante. J’avais espéré qu’à force de m’attendre à n’être pas surpris, je le serais par quelque sensation imprévue et que, comme il advient pour les monuments devenus familiers par les images, la nature donnant autre chose ferait tout oublier. Mais cette grande épreuve était en ce moment si froidement lavée sur un ciel terne, qu’il me sembla voir une pièce exécutée d’après les estampes où j’en avais examiné l’élévation. Du fond de la place, les colonnes du Bernin se reliaient assez bien à la façade de chaque côté de laquelle on les voit former un angle à peu près droit. Mais lorsque, m’étant avancé, je les vis se replier circulairement derrière moi et former avec ce portail une manière de scorpion à double queue, tout cela me parut un abus de la permission d’entasser des pierres pour l’unique amusement des yeux. L’audace, l’immensité réelle de l’œuvre auraient pu m’imposer ; il n’en fut rien : l’ampleur des proportions m’échappa, la banalité du style éteignit l’intérêt qu’aurait dû m’inspirer l’ensemble.

Ce qui vient tout compromettre, c’est l’énorme façade de la basilique, très-large, carrément épatée à la considérer de loin ; mais comme grimpée sur des échasses dès qu’on la voit de près. Son élévation démesurée enfouit le tambour de la coupole jetée bien plus en recul qu’il ne semble, à ce point que, du milieu de la place on n’en voit plus que la lanterne, posée comme une guérite au milieu de treize statues alignées en sentinelles dans les airs. Cette coupole, cependant, est la plus belle qui soit au monde, les proportions en sont exquises ; l’élégance de la lanterne, son heureux accord avec le volume et la courbe harmonieuse du dôme, atteignent au sublime par la simplicité.

Mais ce jour-là aucun de ces mérites ne m’a frappé. En regardant à terre, je trouvai la place bien pavée et arrangée en compartiments qui font valoir les perspectives ; l’obélisque de Sixte-Quint m’intéressa à cause de Fontana surtout ; le bâtiment à trois étages d’arcades où sont les Loges de Raphaël et de son école, vitré comme il l’est aujourd’hui, me fit l’effet d’une grande cage, et rien en vérité, rien, je le confesse à ma honte, rien en moi n’aurait remué, si, me montrant engagé derrière d’autres édifices un petit toit bas sur un angle de murailles nues, l’abbé ne m’eût dit : « C’est le toit de la chapelle Sixtine. »

Il n’y avait point à songer dans un pareil trouble à franchir ce sanctuaire. Je me refusai même à pénétrer dans l’église.

Sur la place, j’avais vu passer un fiacre qui ne finissait pas de la traverser et qui ne s’arrêta qu’au bas des grands degrés. Je trouvai la voiture et les chevaux d’une petitesse ridicule : il en descendit deux ou trois fourmis… Comme nous étions devant le portique, l’abbé d’un ton doux me dit : « Mettez-vous tout près, plus près, là ! mesurez de vos bras le diamètre de ces colonnes et leurs cannelures. »

C’était d’une formidable énormité : on aurait niché des statues dans les canaux. « Allons-nous-en ! » lui dis-je épouvanté.

Mon guide était un peu découragé ; je ne l’étais pas moins de répondre si mal à ses espérances. « Je n’ai plus, repris-je, à chercher d’où procèdent nos décadences aux deux derniers siècles : de Louis XIII à thermidor, tout est là, jusqu’aux liasses massées en guirlandes des chicorées de notre Panthéon Sainte-Geneviève.

— La basilique de Saint-Pierre, prononça mon ami offre une particularité unique. Au premier abord ses défauts sautent à l’œil et son aspect ne surprend personne ; mais plus on la pratique, plus on y trouve des révélations imprévues, et il arrive un moment où la surprise développée peu à peu devient très-grande. Exemple unique d’une impression forte comme l’étonnement, comme l’admiration, se produisant par degrés. Quand vous jugerez Saint-Pierre et que vous l’apprécierez, vous aurez fait un grand pas !

— Mais dans quel sens ? » pensais-je non sans inquiétude.

Cependant les rues moins pauvres que négligées, mais vivantes, où nous nous replongeâmes, perdaient leur tristesse : le temps avait fini par s’éclaircir. On rencontrait des palais riches et biscornus, des portiques et des galeries au fond des allées ; parfois même, des personnages de fresque arpentaient comme des ombres à demi perdues les pans des murailles ; de vieux couvents accolés à des églises opulentes et tourmentées mouvementaient les horizons des carrefours. Je me plaisais à regarder les gens désœuvrés et causant entre eux sur le pas de leurs boutiques incohérentes, vides, où tout est à vendre depuis si longtemps, mais où il n’y a presque rien. J’étais diverti par une quantité singulière d’inscriptions qui sur chaque édicule public vous retracent les souvenirs d’un fait historique, d’un pape, d’un monument, parfois d’un quartier : on déchiffre cette ville en la parcourant. Aussi, tandis que l’abbé, complétant tant d’indications, évoquait dans ce dédale de rues noires les noms célèbres, les traditions de l’antiquité, l’esprit brouillé par le miroitage du spectacle et par ce casse-tête chinois de corrélations historiques dont il fallait ajuster les pièces, saisi d’une sorte de vertige, je ne prenais possession de la place