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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/424

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la route française, choisie par M. Lambert. La première part de la baie de Baffin et se porte vers le bassin polaire par les détroits compris entre l’archipel Arctique et le Groenland, la seconde part de la mer du Nord, entre le Groenland et le Spitzberg ; la troisième, la route française, part du grand Océan et pousse au Pôle par le détroit de Béring. Chacune des trois routes a ses avantages et peut avoir ses inconvénients ; la meilleure sera celle qui conduira le plus sûrement et le plus vite au but. Du moins, on peut dire que les deux premières ont été déjà plus d’une fois tentées, tandis que la troisième, celle du détroit de Béring, que veut prendre M. Lambert, ne l’a jamais été. Nous parlons toujours de la route anglaise (qui pourrait bien devenir aussi la route américaine), bien qu’elle paraisse être maintenant hors de cause ; mais la pensée est loin d’en être abandonnée chez nos voisins. « Ne se trouvera-t-il aucun marin anglais, un Hudson, un Franklin, un Ross, un Parry, qui essaye de devancer le courageux Français ? s’écriait dernièrement un recueil britannique. Jusqu’à présent c’était à nous que des expéditions de ce genre appartenaient ; mais que la France arbore au Pôle le drapeau tricolore, et c’en est fait de nos lauriers ! » Je ne voudrais pas analyser de trop près le sentiment qui a inspiré ce regret national ; j’aime mieux le chaleureux élan du docteur Petermann, qui, au milieu des préparatifs de sa propre expédition, applaudit du fond du cœur à celle de M. Lambert, dans une lettre qui restera comme un modèle de sentiments généreux noblement exprimés.


XIII


On entend souvent autour de soi cette question : « À quoi bon aller au Pôle ? »

Cette question a, certes, son importance ; néanmoins on peut s’étonner parfois qu’elle soit faite par des hommes éclairés, qui auraient pu trouver eux-mêmes la réponse avec un peu de réflexion.

Et d’abord, éteindra-t-on en nous cette ardeur de recherche, cette soif de découvertes qui nous pousse vers l’inconnu ? Nous avons là sur ce globe qui est notre domaine, à nous la noble race de la terre, une vaste région dont l’accès nous a été fermé jusqu’à présent : cet espace interdit, renoncerons-nous à tout jamais à en pénétrer le mystère ? Que de recherches, inutiles en apparence, dont on disait aussi à l’origine : « À quoi bon ? » et qui sont devenues, par leurs conséquences et leurs applications, le point de départ des inventions les plus utiles, des plus merveilleuses découvertes de notre époque ! Mais qu’attendre de cette région de glaces éternelles, ou la vie elle-même semble s’éteindre au milieu des frimas ? Qu’en savons-nous ? et qui peut dire ce que cet inconnu du pourtour du Pôle nous réserve ? Qui peut affirmer qu’il n’y a pas là des phénomènes nouveaux d’action magnétique destinés à éclairer d’un jour inattendu les mystères de la physique terrestre ?

Ces considérations suffiraient aux esprits spéculatifs ; mais l’exploration de la région polaire ne manque pas de mobiles plus directs et d’une application plus immédiate. Il y a longtemps qu’on a observé que les énormes cétacés dont s’alimente la grande pêche des mers du Nord se retirent de plus en plus vers la zone arctique devant la poursuite annuelle des baleiniers ; nos armateurs regarderont-ils comme inutile une exploration qui peut, qui doit très-probablement leur ouvrir un nouveau champ d’exploitation d’une richesse inépuisable ? Bien plus, — et cette dernière raison suffirait seule pour motiver amplement la reprise des recherches polaires : il y a de très-grandes raisons de croire que le passage pratique, la route commerciale de l’Europe aux mers de l’Asie orientale que l’on a inutilement cherchée au-dessus du continent américain, on la pourra trouver à travers la mer du Pôle. La théorie, d’accord avec les faits observés, affirme, nous l’avons dit, que la région circumpolaire est occupée par une mer ouverte, une mer libre de glaces, où le froid est beaucoup moins intense qu’au quatre-vingtième parallèle. En outre, la direction des courants paraît révéler une communication immédiate entre l’extrême nord de l’Atlantique et la mer de Béring ; des baleines frappées, dans notre mer du Nord, d’un harpon portant sa date et le nom du propriétaire (selon l’usage des baleiniers), ont été retrouvées, très-peu de temps après, aux environs du détroit de Béring, ce qui prouve une communication à la fois courte et ouverte, car on sait que les grands cétacés ne pourraient rester sous une voûte de glace pendant un temps un peu long. Il ne s’agit plus que de trouver la route de cette mer ouverte, et c’est là précisément le but des expéditions actuelles, de celle qui est à l’œuvre et de celle qui se prépare.

Que de motifs d’accompagner de nos vœux la barque qui porte si fièrement vers le grand but le pavillon germanique, et de hâter de toutes nos forces les préliminaires de notre propre expédition !

Il y a des temps marqués pour les grandes découvertes ; celle de la route du Pôle était réservée à notre époque. Aujourd’hui la question est mûre et son heure est venue.

Vivien de Saint-Martin.
16 juin 1868.


FIN DU DIX-SEPTIÈME VOLUME.