de Ségou. Je ne pus m’empêcher de m’écrier : « Ah ! çà, combien y en a-t-il donc ? » Cependant cette fois c’était le véritable chef. Nous allâmes de suite lui rendre visite. Il nous reçut devant la porte de sa maison, sous un auvent entouré d’un petit mur de terre haut d’environ un pied et sablé très-proprement à l’intérieur. Sa tenue était très-simple, mais empreinte d’une assez grande dignité. Il nous demanda des nouvelles de notre santé, nous souhaita la bienvenue, tant en son nom qu’en celui d’Ahmadou. Je lui dis alors que je désirais partir le surlendemain pour Ségou, qu’il me fallait deux pirogues pour mes bagages, et que mes animaux suivraient par terre dès qu’ils auraient été amenés de l’autre côté du fleuve. Seulement, ayant pu juger le matin de l’état des pirogues, j’insistai pour en avoir deux grandes et neuves. Je lui demandai qu’on y fît une tente en nattes pour me mettre à l’abri du soleil, et qu’on y établît des cuisines en terre, comme celles qui servent à tout le pays. Il promit le tout, me dit qu’il irait lui-même chercher deux pirogues qui ne feraient pas une goutte d’eau. Nous le quittâmes sur ces belles promesses.
En dépit de ses dires, quand, le 26 au matin, je voulus partir, rien n’était prêt. Je pris alors Famahra, et avec Sérinté nous allâmes choisir deux pirogues ou plutôt les reconnaître. L’une était un peu plus grande que l’autre ; elles étaient, d’ailleurs, aussi percées et rapiécées l’une que l’autre. Je comptai dans la grande neuf morceaux ; mais épuisé, et tenant d’ailleurs à bien voir le fleuve, je préférai encore la perspective de faire route dans cette machine, qu’à celle d’une exploration par terre.
Du reste, il n’y avait pas la moindre cuisine, pas un séco, pas une natte pour abri. Je fis de suite acheter deux de ces écuelles en terre dans lesquelles on allume le feu, et deux charges de bois pour faire un plancher sur lequel je mis une bonne couche de paille. Pendant ce temps Famahra alla chez le chef prendre de force deux sécos remarquablement bien faits et comme je n’en avais pas vu jusque-là. Enfin, je fis embarquer les bagages, pendant que la moitié des hommes faisait traverser le fleuve aux animaux, et après nombre d’allées et venues, après avoir dépensé deux mille cauris, je fus prêt à deux heures et demie. Je fis pousser au large et nous commençâmes à descendre avec le courant.
Comme je l’avais remarqué en traversant le fleuve, toute la navigation se fait à la perche, et les fonds sont assez réduits pour que cette méthode suffise le plus souvent. Dans quelques endroits seulement on perd fond pendant plusieurs minutes ; le patron prend alors la pagaye, et franchit ce passage le courant aidant. Les pagayes sont en bois de caïlcédra ; la pelle est ovale, de trente centimètres environ de haut sur quinze ou vingt de large. Cette navigation, malgré un courant qui peut dans certains endroits resserrés atteindre deux nœuds, est lente, car les piroguiers ne travaillent qu’à la mode des noirs, c’est-à-dire ne donnent que cinq minutes de bon travail pour un quart d’heure de repos.
Chacune de nos pirogues avait reçu un patron et deux hommes à Yamina ; en outre, à chaque village on prenait un équipage qui se relayait ainsi de station en station. Cette opération exige une certaine perte de temps, surtout la nuit, où il faut aller réveiller les piroguiers dans les villages.
Ce service, tout mal fait qu’il était, avait été, me dit-on, organisé par El Hadj pour ses besoins. C’était un commencement d’ordre auquel je ne pouvais m’empêcher d’applaudir. Mais j’appris plus tard qu’en cela, comme en toutes choses, les conquérants se parent des dépouilles des vaincus, et que ce service était aussi ancien que la corporation des somonos. Si j’applaudissais à ce système, je doute qu’il fût du goût des pêcheurs, car ils ne fournissaient en général à cette corvée que des vieillards épuisés ou des enfants trop jeunes.
Néanmoins, nous étions entassés tant bien que mal dans nos pirogues ; j’installai mon compas sur une de mes cantines, en le fixant avec quatre épingles pour empêcher ses déviations, et je commençai à relever la route.
Nous passâmes tout d’abord devant quelques villages qui sont sur la rive droite, mais trop cachés dans l’intérieur pour que je pusse les relever. On me nomma Diétébabougou, Mamanabougou et Boko, et un peu plus tard Falena, qui se dresse sur la rive gauche, puis après avoir longé une île, on nous arrêta vers cinq heures et demie sur la berge, en face de Fogni, grand village où nous devions passer la nuit ; un grand banc s’étend devant cette localité, et nous n’y parvînmes pas sans nous échouer. J’ai lieu de penser que nous n’étions pas dans la partie la plus profonde du chenal ; car, plus tard, ayant eu l’occasion, à la saison la plus sèche, au moment des basses eaux, de franchir les gués du fleuve réputés pour avoir le moins d’eau, j’en ai toujours vu au moins cinquante centimètres dans le chenal, et notre pirogue certes ne calait pas cela.
Quoi qu’il en soit, notre désillusion fut profonde lorsque nous reconnûmes que, dès le 26 février, le fleuve n’était plus navigable dans cette partie de son cours pour le plus petit bateau à vapeur. Toutefois, des renseignements que je pris immédiatement, il résulte que de Mamanabougou à Tombouctou les pirogues circulent toute l’année, et comme quelques-unes calent autant d’eau que pourrait le faire un chaland de vingt tonneaux ; il s’ensuit que le cabotage en chaland est possible en toute saison.
Je me réveillai le lendemain à quatre heures ; j’aurais voulu partir un peu plus tôt, avec le clair de lune, qui m’était indispensable pour noter ma route puisque je n’avais pas de fanal (le nôtre étant brisé depuis bien longtemps), mais la fatigue avait eu le dessus, et personne ne s’était réveillé. Il fallut recharger les bagages que j’avais fait déposer sur la berge, de crainte que les pirogues ne se remplissent d’eau, et cette précaution ne fut que trop justifiée ; car au jour elles étaient aussi pleines que possible, et sans la précaution qu’on avait eue de les échouer, elles auraient coulé bas. Remis à grand’peine en route vers cinq heures et demie,