gras ; mais comme il faisait une vive résistance on lui coupa les jarrets, de telle sorte que je fus obligé de le faire tuer ; nous eûmes une telle masse de viande qu’il y eut forcement gaspillage.
Le docteur, toujours critique mordant des noirs et surtout du système d’arbitraire inauguré par les musulmans, me fit observer que nous mangions au budget royal, et que nous prenions ainsi notre part d’impôts tyranniques, de pillages et autres mauvaises actions de ces malandrins de conquérants qui ont, au nom de Dieu, commis tous les crimes possibles ou imaginables.
Mais, tout en reconnaissant la justesse de son observation, je ne pouvais faire autrement que d’accepter ; car, après tout, du moment que j’étais venu en ambassadeur, il fallait subir les conséquences de mon rôle, et refuser les cadeaux royaux sous prétexte que c’était du bien mal acquis, eût été une singulière manière de concilier à mon pays les sympathies d’un roi qui n’était déjà pas trop bien disposé à notre égard.
Je me résignai donc, trop heureux après tout de pouvoir réparer nos forces abattues par une nourriture plus substantielle que celle des derniers temps.
On nous fournissait, soir et matin, du lait en abondance ; Samba N’diaye avait reçu cinq mille cauris pour pourvoir à nos besoins en poules, œufs, poissons, etc., et en me l’annonçant, il me répéta trois ou quatre fois de ne pas me gêner ; que la bourse d’Ahmadou était large, et qu’il ne pardonnerait pas s’il venait à apprendre que nous eussions à nous plaindre de manquer de quelque chose. Il termina ce petit discours en nous donnant un magnifique mouton qu’il élevait dans sa maison pour la Tabaski, grande fête musulmane pendant laquelle tout chef de famille qui en a le moyen tue un mouton.
On préposa une esclave de la case, nommée Maïram ou Marianne, à la cuisine des laptots. Les chevaux, mulets et ânes furent placés chez un ami de Samba N’diaye, un Bakiri du nom de Samba Naé, qui logeait dans le goupouilli. Enfin une garde de sofas fut installée à la porte sous le commandement d’un nommé Karounka Djawara, qui avait ordre de ne laisser entrer qui que ce fût sans ma permission et qui s’acquitta de sa consigne avec une rigueur toute militaire, frappant ceux qui voulaient passer outre sans la moindre façon, sans s’inquiéter de leur rang. Cette mesure contribua pour beaucoup à mon bien-être.
Le lendemain, mes laptots allèrent en corps saluer Ahmadou, qui leur fit bon accueil et leur donna un bœuf, ainsi que quarante mille cauris à se partager entre eux tous.
Pendant la journée, je reçus un cadeau véritablement princier ; c’était un panier de cinq cents gourous ou noix de Kolat. Famahra, notre guide, était allé causer avec Ahmadou et lui avait dit que les blancs aimaient beaucoup ces fruits ; il espérait que nous les laisserions à sa merci ; mais je savais trop la valeur de ce cadeau pour le gaspiller : j’en fis une distribution, car, à cette époque, nous n’en étions pas aussi friands que nous le fûmes par la suite : toutefois j’en mis une partie en réserve.
J’employai tous les instants dont je pus disposer à mettre mes notes au courant, mais, à chaque instant, j’étais interrompu par des visites que je ne pouvais refuser, et pour noter tous les événements il m’eût fallu écrire dix heures par jour.
Le 1er mars, je fis demander à Ahmadou une audience. Il était deux heures de l’après-midi, l’heure du Salma ; il me remit à plus tard. Vers quatre heures je renvoyai de nouveau Samba N’diaye, et à cinq heures seulement il me fut dit de venir.
Je trouvai Ahmadou chez lui, entouré d’une assez grande foule. Aussitôt les politesses échangées, j’insistai pour lui parler d’affaires. Il ordonna alors à tout le monde de sortir, ne gardant qu’un petit nombre d’intimes, tels que Sody Abdallah, Mohammed Bobo, Oulibo, Tierno Abdoul, et d’autres encore parmi lesquels Samba N’diaye et Samba-Yoro, mon interprète.
Je pris alors la parole et lui dis :
« Depuis Guémou, il n’y a plus eu de guerre entre nous. Cependant nous savions qu’il y avait des Talibés à Koniakary, à Koundian, et il nous eût été facile d’aller les chercher. Si on ne l’a pas fait, c’est qu’on a dit au gouverneur qu’El Hadj avait déclaré qu’il ne voulait plus faire la guerre aux blancs. Le jour où le gouverneur a su cela, il a voulu envoyer quelqu’un à ton père, car si nous faisons la guerre à ceux qui nous offensent, nous désirons la paix avec tous les gens de bien. Mais El Hadj était loin, nous étions souvent sans nouvelles de lui. Les routes n’étaient pas sûres, il n’y avait pas moyen d’envoyer un officier. Maintenant le gouverneur qui était allé en France est revenu, on lui a assuré que tu étais roi de Ségou et que ton père était maître du Macina ; il m’a envoyé te parler et m’entendre avec toi ; il ne te veut que du bien et comme preuve il t’a envoyé deux officiers. Maintenant que je suis arrivé, je te demande : Peux-tu m’envoyer à ton père ? ou veux-tu que je te dise ce que j’ai à lui dire, et si je parle, peux-tu me donner une réponse ? »
Ahmadou prit la parole avec une grande simplicité. Il répondit à mes questions sans se compromettre, comme on va le voir.
« Depuis que le monde est monde, on s’est fait la guerre et après cela on est devenu amis. Chaikhou (El Hadj) ne travaille que pour la gloire de Dieu. S’il avait le désir des richesses ou du pouvoir, il n’aurait qu’à se reposer et jouir de tout ce qu’il a acquis. Ce n’est pas là son but. Il veut faire la guerre pour organiser le pays et en chasser les keffirs et les mauvaises gens. Quant aux bons, il ne veut pas leur faire la guerre. Ce sont de méchantes gens qui ont brouillé les affaires avec vous. Maintenant tu es venu de France jusqu’ici, nous en sommes heureux, bien heureux. Si je pouvais te donner moi-même une réponse dès ce soir, nos affaires seraient arrangées suivant tes désirs, autant que je pourrais le faire. Mais, tu le sais, les vieilles gens aiment avant tout les égards. Chaikhou vit encore ; il est très-bien portant, et je ne puis, par respect pour lui, terminer sans le prévenir. Je pourrais, je le sais, agir sans