Page:Le Tour du monde - 25.djvu/410

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haut. Là se firent les derniers préparatifs. Le lendemain, les quatre bâtiments légers, traînant à leur remorque des embarcations montées par les compagnies de débarquement, s’engagèrent dans la Rivière Salée. Pour la seconde fois, les Coréens aux robes blanches s’assemblèrent sur les collines ; une grande agitation régnait parmi eux, et il y avait bien de quoi. On ne s’arrêta que devant le village de Kak-Kodji, au port de Kang-hoa, situé tout près de l’endroit où le Han-Kang se divise.

La Rivière Salée a une largeur moyenne de mille mètres environ. Elle est semée de bancs et de rochers, et forme plusieurs coudes, dont l’un est assez accentué pour présenter de sérieuses difficultés à la navigation ; le courant y est généralement très-fort.

La rive occidentale, qui appartient à l’île de Kang-hoa, est garnie d’un bout à l’autre d’une muraille crénelée, flanquée de petits forts généralement construits sur les éminences. Bien défendu, ce passage serait très-difficile à forcer. D’ailleurs, par la suite, le grand nombre de fortifications, de poudrières et de magasins d’armes que nous vîmes dans l’île, nous prouva que celle-ci avait dû jouer un rôle considérable dans l’histoire militaire de la Corée. Le gouvernement du pays n’a nulle part été économe en ce qui concerne la défense. Ainsi la rive gauche du Hap-nok-kang est couverte de forts sur une étendue de cinquante lieues. Il en est de même de la côte sud-est qui fait face au Japon et qui a été pendant si longtemps le théâtre de nombreux et sanglants combats.

Un mandarin essaya en vain par ses gestes suppliants de conjurer le débarquement, qui s’opéra sans résistance de la part des Coréens. Ils prirent la fuite, abandonnant leurs habitations, leur bétail et la plus grande partie de leurs richesses. Peu après l’installation des marins dans le village de Kak-Kodji, un palanquin entouré d’une douzaine d’hommes se présenta aux avant-postes. On conduisit tout le cortège auprès de l’amiral. Un vieux chef sortit alors du palanquin et se répandit en récriminations ; il fallut le renvoyer presque de force. Je ne pus m’empêcher de rire en voyant la singulière coiffure adoptée par les hommes de l’escorte pour se préserver de la pluie qui tombait à torrents. Sur leur chapeau ordinaire s’appuyait un immense cône en papier huilé, sous lequel la tête disparaissait complètement. Si j’ai eu un moment de gaîté en face de cette mode si nouvelle pour moi, je n’entends pas la blâmer, car elle me semble très-pratique. Quand il fait beau, on tient son cône de papier plié dans une poche ; quand il pleut, on le déploie sur son chapeau sans plus s’en occuper. Ce système est certainement plus simple que le nôtre.

Les habitations, lorsque nous en prîmes possession, étaient d’une malpropreté inimaginable ; il fallut, pour les rendre à peu près habitables, un travail qui rappela à nos esprits classiques celui d’Hercule dans les écuries d’Augias. Mais on ne réussit pas du premier coup à chasser les nombreux, très-nombreux parasites qui vivent aux dépens des Coréens. Pendant les premières nuits que nous passâmes dans le village, ces insectes inexpugnables se chargèrent de venger leurs légitimes propriétaires.

Le village de Kak-Kodji occupe la base d’un petit massif de collines dont un des côtés, tourné vers la rivière, est couvert d’une très-belle forêt de pins. Au pied même de cette forêt, dans une situation des plus pittoresques, s’élève une pagode entourée de magasins qui, au moment de notre arrivée, contenaient de la poudre et une grande quantité d’armes. La pagode n’a extérieurement rien de remarquable et l’intérieur ne diffère guère de ce que l’on voit en Chine : même statue du Bouddha en bois doré, même autel surchargé d’ornements d’un goût douteux, mêmes vases garnis d’énormes fleurs artificielles, en un mot aucun indice qui puisse laisser supposer des différences essentielles dans le culte. Je trouvai cependant dans le temple un objet intéressant : c’était une grande peinture sur soie mesurant environ deux mètres cinquante centimètres de chaque côté. Au milieu était représenté un Bouddha assis à l’orientale sur la fleur de lotus ; une gloire entourait sa tête, d’un type très-pur ; un grand cercle s’arrondissait autour du corps, assez heureusement drapé dans un vêtement rouge qui laissait à découvert une partie de la poitrine et tout le bras droit. Autour de cette figure principale venaient se grouper symétriquement les bustes d’une quarantaine de personnages, également ornés de la gloire et sans doute célèbres dans les annales du bouddhisme. Les têtes, dont quelques-unes portaient une sorte de coiffure en forme de mitre, étaient peintes avec un soin minutieux et ne manquaient point de caractère. Leurs expressions très-variées allaient de l’extrême férocité à l’extrême douceur. En somme, cette peinture était une des plus remarquables que j’eusse vues dans l’Extrême Orient. Il eût été intéressant d’avoir une certitude à l’égard de sa provenance, car la rareté et la grossièreté des peintures et des sculptures en Corée donne lieu de penser que l’art est loin d’y avoir atteint le degré de perfection relative que l’on trouve dans les pays voisins. Non loin de la pagode, le mur de défense qui longe la rive est interrompu par une grande porte en maçonnerie, surmontée d’un pavillon de bois servant de corps-de-garde. Sur la terre ferme, juste en face, s’élève une construction semblable environnée de quelques chaumières. Ces deux portes livrent passage à la route qui relie Seoul à la ville de Kang-hoa. Sauf le tracé, qui laisse beaucoup à désirer en ce qu’il s’attaque trop franchement aux obstacles, cette route n’est pas mauvaise. Son bon état prouve que les relations entre les deux villes sont considérables, ce qui d’ailleurs s’explique par l’extrême fertilité de l’île.

Du haut de la colline de Kak-Kodji, que nous avions nommée « montagne du philosophe », parce qu’un indigène plus brave que les autres continuait d’y vivre malgré notre présence, la vue était magnifique,