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vers nous, tandis que je ne le suis pas envers vous. Ceci ne vous suffit pas ; il vous était nécessaire de vous éloigner ; votre retour est malséant. Cette fois, vous pillez mes villes, vous tuez mon peuple, vous détruisez mes biens et mes troupeaux. Jamais on ne vit le Ciel et les lois violés d’une manière plus grave. De plus, on a dit que vous voulez répandre votre religion dans mon royaume. Ceci est une faute. Les livres différents ont leurs sentences particulières qui présentent le vrai et le faux. En quoi nuit-il que je suive ma religion, vous la vôtre ? S’il est blâmable de renier ses ancêtres, pourquoi venez-vous nous enseigner d’abandonner les nôtres et d’en prendre d’étrangers ? Si on ne devait pas mettre à mort les hommes qui enseignent de telles choses, on ferait mieux de renier le Ciel.

« Je vous traite comme Yu et Tan traitèrent l’impie Kopey, et vous vous révoltez comme Nysean-yean envers Tcheou-ouen. Quoique je n’ose pas me comparer à ces rois célèbres, cependant on ne peut pas passer sous silence ma magnanimité.

« Tu te montres maintenant ici avec une armée nombreuse, comme si tu étais l’instrument de la justice céleste. Viens à la cour ; ayons une entrevue, et nous déciderons s’il sera nécessaire de réunir des troupes ou de les renvoyer, d’essayer de la victoire ou de la défaite. Ne fuis pas : incline-toi et obéis !

« La cinquième année du règne de Toung-tchy, la neuvième lune, le onzième jour. »

En écrivant cette lettre, le régent avait oublié les coups de fusil tirés contre le Tardif et le Déroulède ; il avait aussi oublié un fait beaucoup plus grave : le massacre de l’équipage d’une innocente goëlette américaine, qui avait eu lieu quelques mois auparavant.

Le porteur du message royal avait fort bonne tournure. Il était richement vêtu de soie ; un vaste chapeau de feutre, garni de plumes de paon et retenu par une sorte de chapelet en boules résineuses alternativement blanches et noires, couvrait sa tête : sa physionomie était assez distinguée. Des bottes en entonnoir, comme on en portait sous Louis XIII, et un grand sabre à longue poignée, complétaient ce costume, dont l’ensemble était vraiment fort élégant. La trop grande familiarité dont ce personnage usa envers un jeune matelot lui attira une très-vive correction, et nous prouva en même temps que la bonne éducation n’est décidément pas l’apanage du Coréen, même dans les classes élevées.

Après le départ du mandarin, qui rapportait à son maître une réponse défavorable, plusieurs engagements eurent lieu avec les troupes coréennes. Ces dernières se comportèrent bien, et firent preuve d’habileté militaire et d’une certaine bravoure. Nous pûmes constater, dans ces combats, que les arcs, les javelots et les casse-têtes, trouvés en si grande quantité dans les magasins de Kang-hoa, ne sont plus en usage, et ont complètement cédé la place aux fusils à mèche. Cette arme, terminée par une crosse trop petite pour permettre d’épauler, est d’un maniement difficile ; il faut au tireur un parapet, une embrasure, ou, en rase campagne, l’épaule d’un autre homme pour appuyer son arme et lui donner une direction convenable. Les canons coréens sont en vérité peu redoutables, et quand leurs projectiles atteignent le but, c’est tout à fait par accident. Quelques soldats étaient revêtus d’armures. Composées d’un casque de fer à panache rouge, de brassards et de cuissards en cotte de mailles, et enfin d’un grand vêtement doublé de plaques de cuir bouilli superposées et réunies par de gros clous, ces armures sont incapables de résister aux balles.

Le corps de débarquement occupa Kang-hoa et Kak-Kodji jusqu’au 11 novembre. Le temps de loisir que nous laissait le service était généralement consacré à la chasse. Le gibier est respecté par les indigènes, qui se soucient assez peu d’en manger ; il est, par suite, fort abondant. Les faisans, les oies, les canards sauvages, les sarcelles, les pluviers, les ramiers, etc., se succédaient sur nos tables, peu accoutumées à un pareil luxe. Le gibier de poil est, paraît-il, assez rare, et je ne sache pas que pendant tout notre séjour un seul lièvre ait été aperçu. Dans les montagnes de l’est on trouve des loups, des renards, des ours et des tigres dont les peaux sont fort célèbres en Chine. D’habiles chasseurs font, malgré l’imperfection de leurs armes, une guerre heureuse à ces animaux féroces, dont les dépouilles alimentent principalement le commerce d’exportation.

Je me souviendrai longtemps, avec plaisir, de ces excursions dans l’île de Kang-hoa. Il faisait toujours un temps superbe ; l’air était légèrement chargé de vapeur, et une magnifique lumière inondait les champs et les bois, dont la brise emportait les feuilles jaunies. Rien de bien nouveau ne s’offrait d’ailleurs à ma vue ; les cases se ressemblaient toutes, les habitants aussi, du moins à l’extérieur, et je n’avais pas le pouvoir de pénétrer leur caractère, qui semble doux. Ces pauvres gens, revenus de la première terreur qu’avait inspirée notre débarquement, reprenaient peu à peu leurs travaux agricoles ; quand nous les rencontrions, occupés à couper le riz ou à le réunir en grandes meules, ils se prosternaient sur notre passage ; arrivions-nous dans une maison habitée, vite on nous offrait des caquis[1] et d’excellente eau fraîche, avec les mêmes marques de profond, de trop profond respect. Il était bien facile de voir, en effet, que ces témoignages étaient dus à la peur. Tout en nous disant qu’il fallait faire la part des mœurs et ne pas être surpris de ces génuflexions prodiguées sans doute à tous les mandarins, nous ne pouvions nous empêcher d’être péniblement affectés par tant de servilité.

Le 22 novembre, l’escadre de Chine et du Japon quittait définitivement la côte de Corée et chaque bâtiment allait reprendre sa station particulière. Le résultat qu’on avait espéré de l’expédition n’avait point été obtenu ; un redoublement de persécutions contre les chrétiens avait coïncidé avec le départ de l’escadre, et

  1. Fruit très-abondant au Japon et en Corée, et ayant le goût de la figue, avec l’apparence d’une petite pomme.