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LE TOUR DU MONDE

Mais j’allais passer sous silence une pièce de leur costume, oubli d’autant moins pardonnable qu’elle brille du plus vif éclat : — la toque officielle, cadeau royal que portent les représentants pendant la durée de la session. Ce bonnet, d’un rouge éblouissant, est bordé d’un large galon d’or ; sur le devant sont blasonnées les armes danoises, surmontées de l’emblème du Groënland : un ours polaire doré, couronne en tête, et piteusement campé sur ses pattes de derrière. Au bout de la table, une treizième toque couvre la tête de l’excellent M. Anthon, pasteur de Julianashaab, président ex-officio du parlement de la circonscription.

Ce jour-là, les affaires expédiées par ce tribunal consistaient surtout en secours à de pauvres gens.

Entre autres, un pétitionnaire, vivant tableau de la misère, expose qu’il venait de perdre son kayak et qu’il était l’unique appui de sa femme et de ses enfants : l’assemblée vota une petite allocation de vivres et de vêtements, mais remit le bon à la ménagère pour le présenter à l’entrepôt public. L’homme fut envoyé aux ateliers du gouvernement, pour fondre du lard de phoque à onze sous par jour.

Un vieillard eut un rixdaler pour s’acheter une lance. Un autre, qui avait plusieurs filles et pas d’oumiak, reçut, pour en construire un, vingt-quatre rixdalers dont il s’engagea à restituer la moitié avant deux ans. Un chasseur eut une carabine aux mêmes conditions ; une femme malade obtint de la flanelle pour une chemise ; des orphelins, des bons de pain ; une veuve, les moyens d’enterrer son défunt mari.

Toutes ces décisions furent prises rapidement.

Les délits ordinaires se soldent en amendes, ou plutôt en retenues à tant pour cent sur la valeur de chaque objet remis par le chasseur à l’entrepôt. Ce mode de recouvrement réussit à merveille : si le délinquant résiste aux décrets parlementaires, il est absolument exclu des avantages de la communauté, c’est-à-dire qu’il ne peut rien acheter, — carabine, munitions, farine, sucre, thé ou tabac, — pénalité qui l’amène bien vite à résipiscence. Les crimes sont très-rares : l’accusé est envoyé au Danemark dans les cas entraînant la peine capitale ou la sentence des cours de justice ; je n’ai entendu citer qu’un seul fait de ce genre.

Je ne veux pas quitter cet intéressant sujet avant de dire quelques mots d’une mesure très-sage de la compagnie. Elle prohibe absolument cette meurtrière « eau de feu » qui en Amérique a tant contribué à la démoralisation et à la destruction des Indiens. Une fois par an seulement, on permet aux naturels

De sourire en voyant le fond du verre vide.
C’est au jour anniversaire de la naissance du roi. Tout homme valide peut se présenter hardiment à l’entrepôt de sa station ; il reçoit une rasade de schnaps. Les femmes ne sont point admises à ce privilège.

La compagnie date de l’année 1781 ; elle fut établie à peu près sur le même plan que celle de la baie d’Hudson. Le commerce entier est un monopole absolu de

la couronne ; aucun étranger, fût-ce pour la valeur d’une rixdale, n’a le droit de trafiquer avec les Danois on les Esquimaux ; cette règle sévère peut seule empêcher l’introduction des spiritueux ou de toute autre marchandise prohibée.

IX

Un bal au Groenland.

Notre départ était fixé au lendemain ; mais ce jour-là le seul pilote de l’endroit avait bien autre chose a faire ! On réclamait ses soins pour un navire infiniment plus précieux aux Julianashaabais que toutes les Panthères du monde, le navire de l’armée, celui qui apportait les provisions pour douze mois et devait retourner au Danemark chargé des produits entreposés par le colonibestyrere.

De tous mes souvenirs arctiques, aucun n’est plus vivant dans mon esprit que l’arrivée de ce bâtiment ; aucun ne met plus en lumière l’isolement des Danois établis sur ce pauvre rivage. Une année entière sans recevoir de nouvelles du reste du Globe ! Combien d’espérances et de craintes ne se concentrent-elles pas sur ce navire qui ne revient que tous les douze mois !

Tous les bateaux de Julianashaab étaient descendus pour aider à remorquer le nouveau venu ; enfin le bruit des rames se fit entendre dans le silence de la nuit ; on distinguait les voix des marins, les ordres des officiers. Bientôt, au-dessus du promontoire rocheux qui défend l’entrée du port, apparurent deux mâts avec leurs petites voiles noirâtres, et le navire tout entier se montra enfin au brillant clair de lune. Il avançait lentement, halé par une demi-douzaine d’embarcations, au milieu d’un essaim de petits kayaks, dans chacun desquels un Esquimau criait, gesticulait, à demi frénétique de joie.

Debout sur le pont de la Panthère, je contemplai cette scène animée jusqu’à ce que l’ancre fût descendue dans l’eau phosphorescente, avec son fantastique cr-r-r-r-r-r-eup cr-r-r-r-r-r-eup. Les amarres jetées et assujetties, les pêcheurs groënlandais regagnèrent la berge et l’on n’entendit plus que le commandement de plier les voiles et de mettre tout en ordre sur le pont. Le canot fut descendu, les rames frappèrent les eaux, et je suivis des yeux le sillage lumineux s’allongeant à mesure que s’éloignait l’embarcation emportant la malle et toute sa cargaison de nouvelles.

Ce navire était le Tjalfe, l’un des meilleurs de la compagnie. Au matin, le commandant vint nous rendre visite, et j’eus la joie de retrouver en lui un vieil ami, le capitaine Ammondsen : il nous avait rendu de grands services, lorsque, en 1855, je m’éloignais avec le docteur Kane du navire abandonné, l’Advance.

Je l’accompagnai à terre, où je fus heureux d’apprendre que chacun se trouvait enchanté de ses lettres : les familles danoises étaient plongées dans un monde de papiers, de livres, de paquets. Souvenirs et cadeaux couvraient les meubles ; les photographies se comptaient par douzaines : c’était un jeune Danois venu au