Page:Le Tour du monde - 26.djvu/22

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
22
LE TOUR DU MONDE

j’étais déjà sur l’arête et ne pouvais, ni me tourner, ni remonter à reculons sur le promontoire. Coûte que coûte, il fallut aller de l’avant, encouragé par la voix du capitaine, qui me criait de ne pas lui casser son pont. Enfin ce dur labeur fut couronné de succès ; je parvins à me hisser sur le bord opposé, et me traînai jusqu’à un endroit sur où je m’assis, je dois le dire, avec un immense soulagement. Le capitaine, après s’être galamment tiré du mauvais pas, s’assit de même et contempla un instant ce périlleux sentier.

« Là ! fit-il, j’en ai assez ! »

J’étais tout à fait de son avis. Mais la crevasse suivante, quoique beaucoup moins dangereuse au premier aspect, faillit me coûter la vie. En touchant l’autre rive après un saut de quelque deux mètres, je glissai sur la glace ; entraîné en arrière, saisi par cette horrible sensation de chute qui s’empare de vous devant une mort imminente, une mort contre laquelle il est impossible de lutter, je me vis perdu, et j’aurais roulé dans l’abîme si mon pied n’avait rencontré une légère saillie qui me permit de m’accrocher à quelque projection de la paroi ; mon camarade accourut bientôt et m’aida à me sortir d’affaire. Ce fut la dernière de nos aventures du jour avec les crevasses ; nous découvrîmes une pente assez unie par laquelle nous arrivâmes enfin sur la terre ferme.

XII

Chute d’un iceberg. — Quittes pour la peur.

Pendant notre équipée au glacier de Sermitsialik, les artistes du bord n’étaient pas restés oisifs ; ils avaient emporté à terre tout leur attirail, et pinceaux et chambre obscure étaient déjà à l’œuvre pour « portraire » le géant. Il faisait chaud ; à l’ombre, le mercure montait à soixante-huit degrés Fahr. (vingt degrés centigrades) ; le soleil illuminait la froide muraille ; sans doute ses rayons produisaient quelque différence de température entre la glace de la surface et celle de l’intérieur, car, vers midi, les craquements devenaient incessants sur toute la partie terminale du glacier ; à chaque instant, de petits blocs s’en détachaient avec une bruyante détonation et tombaient à la mer en faisant rejaillir des gerbes d’écume. C’était comme une fusillade d’artillerie. De temps à autre, une masse plus considérable se précipitait dans les eaux, impressionnant à la fois les yeux et les oreilles.

A une heure, on se réunit pour le dîner, et pendant quelques minutes, nous restâmes sur le pont à contempler cet intéressant spectacle. Entre autres phénomènes curieux, nous remarquâmes que les récentes cassures étaient d’un bleu foncé splendide, ainsi que les parties immergées des icebergs que l’agitation produite par cette grêle de petits fragments faisait parfois surgir à la surface des eaux ; après quelques moments d’exposition au soleil, ce bleu se transformait en blanc pur avec les reflets satinés dont j’ai parlé plus haut. Je ne crois pas que jamais navire se

fût autant approché d’un glacier ; jamais explorateurs n’avaient eu meilleure occasion d’en étudier la rencontre avec l’Océan.

Immédiatement après le repas, les photographes se rendirent à terre en exprimant l’espoir « d’attraper » instantanément quelque bloc en train de crouler, ce qui, sans conteste, eût fait le plus intéressant de tous leurs négatifs. La question de l’ancrage revint sur le tapis ; il fut décidé que la Panthère gagnerait la rive opposée dès le retour du canot qui emportait ces messieurs ; on allume les fourneaux. L’embarcation avait déjà déposé les artistes et leur bagage sur la berge ; le capitaine venait de donner Perdre de lever l’ancre, quand une série continue de détonations arrêta court la manœuvre. Des quartiers énormes se détachaient presque simultanément du glacier, et leur chute détermina de si fortes lames que le navire commença à rouler ; les vagues allaient battre les roches avec furie ; tout d’un coup, un éclat, sec, aigu, épouvantable, vint jeter l’alarme sur le pont : nous ne doutions plus qu’il ne se préparât quelque cataclysme extraordinaire.

Jetant les yeux dans la direction d’où partaient ces sons effrayants, nous vîmes la pointe extrême, l’angle saillant du glacier, en train de se désagréger rapidement. Cet endroit était particulièrement pittoresque ; nous l’avions admiré, dessiné, photographié sans relâche. Un labyrinthe de clochers gothiques plus ou moins symétriques lui donnait l’aspect d’une immense cathédrale. Il est facile d’en comprendre le mode de formation : les crevasses entre-croisées déjà produites en amont sur le glacier s’étendent, s’élargissent ; leurs intervalles s’aiguisent d’abord, puis s’arrondissent sous l’action du soleil pendant la marche du géant vers la mer. Plusieurs de ces monolithes s’élevaient par-dessus des arches ogivales si parfaites qu’on pouvait à peine s’imaginer qu’elles ne fussent pas l’œuvre d’architectes humains. A l’extrémité même du glacier, une tour, haute de deux cents pieds au moins, en était entièrement séparée presque depuis le niveau de l’eau ; quelques heures auparavant, le capitaine et moi, sans défiance aucune, l’avions contournée à une longueur de canot tout au plus ; sous les eaux vertes et claires (la boue du courant collecteur n’arrivait pas jusque-là), la base nous en avait paru descendre verticalement à une grande profondeur.

La dernière et plus forte détonation provenait de l’effondrement de ce merveilleux édifice. Comme si le sol de la mer se fût affaissé sous lui, il descendait peu à peu dans l’abîme béant. Ce ne fut pas une chute, ce fut un émiettement qui dura au moins un quart de minute. Il se désagrégeait comme s’il eût été composé d’écailles ou plutôt de feuillets qui se détachaient couche par couche. À peine eûmes-nous le temps de nous en rendre compte, car de la base au sommet, le front du glacier se couvrit d’un nuage d’embrun à peine transparent, derrière lequel on entrevoyait faiblement l’éboulis continuel des glaces. Des cris d’étonnement et d’admiration sortaient de toutes les bou-