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LE TOUR DU MONDE

donner des revenus passables ; une précédente compagnie y avait échoué par suite de capitaux insuffisants. Le minéral paraît avoir été injecté de bas en haut à travers les couches terrestres supérieures. Cette carrière a maintenant cinquante à soixante mètres de large sur une profondeur de près de cinquante pieds, dont quarante au-dessous du niveau de la mer ; la roche solide étant un instant interrompue du côté de celle-ci, les infiltrations des eaux menacent toujours d’inonder la mine, catastrophe prévenue jusqu’à présent par les puissantes machines de l’ingénieur, M. Fritz.

Une centaine de mineurs étrangers y travaillent pendant l’été ; il n’y a pas d’établissements esquimaux dans les alentours ; aussi tous les approvisionnements viennent-ils de Danemark ou d’Amérique. Ces ouvriers paraissaient assez contents de leur sort, et ne se plaignaient que des moustiques, innombrables au Groënland comme le sable des rivages, partout où la glace ne couvre pas entièrement le sol.

La cryolithe est le seul minéral qu’en exploite dans ce pays ; d’après l’aspect de la Terre-Verte, on peut juger cependant que les richesses souterraines y abondent ; le tout est de savoir et de pouvoir les extraire. Je ne crois pas qu’à part la mine d’Ivitkut et, près d’Upernavik, un filon de plombagine maintenant abandonné, on se sait jamais occupé de semblables travaux.

Le jour de notre visite au fiord fut un des plus désagréables que j’aie vus au Groënland ; pluie, brume, grêle, neige, froid, tout ce qu’il est possible de rêver de détestable en fait de température ; aussi n’y prolongeâmes-nous pas notre séjour ; on leva l’ancre, et passant par un étroit chenal au pied du Grand Kunak ou montagne d’Arsut, la Panthère regagna la pleine mer et tourna sa proue vers le cercle polaire arctique, vers le soleil de minuit.

Le soleil de minuit ! Une nouvelle existence allait s’ouvrir pour nous ; une longue journée de trois mois ; pendant des semaines entières, nos lampes seraient reléguées dans un coin, les heures glisseraient les unes après les autres, le crépuscule ni l’aube n’en marqueraient la fuite. Il n’y aurait plus « un temps de sortir et un temps de rentrer ; » seule l’horloge du bord distribuerait la tâche accoutumée.

V

Au travers du cercle polaire. — Le brouillard. — Couleurs invraisemblables. — Le Kresarsoak. — La chasse aux lummes. — Le gouverneur de Karsuk. — Les quatre vertus de Mme Esak.

Hélas ! au lieu du soleil, nous trouvâmes une de ces vilaines brumes si fréquentes pendant l’été dans les parages arctiques. Elle déferla sur nous comme une vague immense, nous inondant d’humidité et de ténèbres. Le vent était sud, et l’atmosphère chargée de vapeurs qui se condensèrent à mesure que ce vent passait sur l’eau froide et les montagnes de glace. En vérité, je ne crois point que d’autres aient jamais vu un semblable brouillard. Tout épais qu’il fût, « à couper au couteau, » il s’étendait sur la mer en une couche si mince, qu’assis

en plein soleil sur la vergue de perroquet, on pouvait regarder au-dessous de soi cette plaine de buées onduleuses, que perçaient çà et là des cimes d’icebergs étincelant dans la lumière ; au loin, on suivait des yeux la crête dentelée des montagnes et les innombrables glaciers du Groënland. Mais sur le pont le spectacle était tout autre, ou pour mieux dire absolument nul ; à trois longueurs de bateau, il eût été aussi impossible de voir un objet qu’à travers un mur de pierre. De l’arrière, on distinguait à peine la vigie sur le gaillard d’avant. La brume s’enroulait autour du gréement comme des bouillons de tulle ; la vapeur refroidie tombait sur le pont en épaisses ondée ; en peu de minutes tout fut trempé comme si nous eussions passé sous une pluie d’orage. La Panthère était affolée ; ses boussoles, fort capricieuses à leurs meilleurs moments, devenaient ici, dans le voisinage du Pôle, à peu près ingouvernables ; chacune d’elles semblait avoir sa propre idée sur l’endroit où se trouvait le Nord, et ne changeait d’opinion qu’après avoir été vigoureusement secouée ; encore, à la suite de cette opération violente, n’était-elle point parfaitement d’accord avec ses compagnes.

La situation était embarrassante. Moins que jamais le capitaine voulait qu’on parlât de mettre en panne :

« Nous finirons bien par arriver quelque part, que diable !

— Mais ces icebergs, capitaine, il y en a devant, derrière, à droite, à gauche, partout !

— Bah ! elles ne sont peut-être pas aussi mauvaises que vous dites. »

A chaque instant nous devions nous attendre à être bientôt fixés sur ce sujet ; de temps à autre, à mesure que nous avancions, on entendait les lames briser contre les flancs des montagnes de glace, ou rouler dans leurs cavernes profondes ; parfois les voix étouffées des vagues nous arrivaient, singulièrement rapprochées. Tout d’un coup, un cri strident de la vigie : « Glaces à nous toucher ! droit de l’avant ! » retentit d’un bout à l’autre du navire, presque aussi terrible que celui de « brisants, » le pire de tous en mer. Le capitaine sonna immédiatement la cloche. « Stop ! En arrière à toute vitesse ! »

La cabine fut évacués à la hâte ; tous coururent sur le pont ; une énorme masse blanche se dessinait vaguement au-devant de nous : il semblait impossible de l’éviter. Malgré le renversement du mouvement de l’hélice, la Panthère continuait sa route ; les secondes s’écoulaient comme, dans un train de chemin de fer, celles du terrible intervalle entre le coup sourd de la roue tirant sur les chaînes et retombant en dehors du rail, et le tumulte horrible qui suit, apportant la destruction et la mort ; c’était un de ces moments où, en un clin d’œil, la mémoire vous retrace avec une fidélité redoutable vos années mal employées. Parbonheur, le navire abattit sur tribord, ce qui, sauva le bout-dehors du grand foc ; pendant ce temps, l’aire en avant fut amortie et nous commençâmes à aller de l’arrière ;