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tialement. Dans le cas du Pacifique, il n’en fut pas ainsi pour moi : à force d’avoir à subir le choc des affirmations les plus contradictoires, j’en vins au bout de quelques jours à n’avoir plus d’opinion du tout. J’y trouvai, du reste, un certain avantage, car il me devint beaucoup plus facile de garder sur ce sujet délicat la réserve discrète que me commandait ma qualité d’étranger.

Il était écrit toutefois qu’à chaque étape de mon voyage, j’assisterais au développement de la crise occasionnée par cette malheureuse affaire du Pacifique, et que j’aurais même indirectement, tout étranger que je fusse, à en subir les conséquences. Je ne puis donc me dispenser d’en dire au moins quelques mots.

Lors de l’entrée de la Colombie anglaise dans la Confédération canadienne, il avait été stipulé que la nouvelle province serait reliée, dans un délai de dix ans, à ses confédérés de l’Est par un chemin de fer transcontinental. Il s’agissait de former une compagnie assez puissante pour se charger de cette gigantesque entreprise. Les négociations furent longues et laborieuses ; cependant elles avaient abouti ou semblaient sur le point d’aboutir précisément au moment où les élections générales de 1872 allaient renouveler le parlement de la Confédération. Un capitaliste montréalais, sir Hugh Allan, le président de la compagnie des transatlantiques canadiens, s’était mis à la tête de l’affaire. Il avait d’abord fait un appel aux capitaux américains qui s’empressèrent d’y répondre. Sur ces entrefaites, les élections eurent lieu. Des sommes fabuleuses furent dépensées de part et d’autre par les partis, car les élections coûtent cher dans les pays où s’est conservé l’usage du « poll » ou scrutin public, et le Canada est encore dans ce cas. La lutte fut très-vive ; néanmoins le ministère conservateur obtint dans toutes les provinces une assez forte majorité. La question du « Transcontinental » avait été fréquemment agitée pendant la période électorale ; et l’on avait pu noter une certaine répugnance de l’opinion à accepter l’immixtion des Américains dans une œuvre aussi essentiellement nationale. On semblait craindre que des directeurs yankees n’eussent des visées préjudiciables aux intérêts canadiens. La première combinaison de sir Hugh Allan étant décidément devenue impopulaire, le ministère n’osa pas lutter contre le préjugé général, et sur sa demande formelle, sir Hugh dut s’adresser uniquement aux Canadiens et aux Anglais, et renoncer au concours des capitalistes de New-York. Ceux-ci, mécontents d’être évincés, s’en vengèrent en publiant certaines correspondances de leur ancien partenaire, d’où il résultait que le capitaliste montréalais avait donné des sommes importantes, quelque chose comme quinze cent mille francs, disait-on, pour assurer le succès du ministère dans les élections générales. De là à dire que la concession du Pacifique avait été le prix de ce service, il n’y avait qu’un pas ; ce pas fut fait. Tous les journaux de l’opposition dans les six provinces de la Confédération regorgèrent d’articles flamboyants où la corruption du cabinet fédéral était dénoncée urbi et orbi, en français et en anglais, dans un style qui n’avait rien de commun avec la mansuétude évangélique, ni même avec les précautions oratoires chères aux académiciens. Depuis vingt ans, le même parti politique, celui des conservateurs, s’était maintenu au pouvoir presque sans interruption ; une bonne occasion se présentait de l’en déloger. Je laisse à penser avec quelle ardeur le parti adverse se précipita sur l’arme nouvelle qui lui permettait de monter enfin à l’assaut des portefeuilles avec quelque chance de succès. Comme de juste, les journaux du gouvernement ne se faisaient point faute de riposter à l’attaque ; les aménités qui s’échangèrent à cette occasion eussent paru en France dépasser les bornes de la licence la plus échevelée.

Mais laissons le chemin de fer du Pacifique et ses scandales — nous ne les retrouverons que trop tôt sur notre chemin — et revenons à notre traversée.

Les vapeurs de la compagnie du Richelieu ne partent pour Montréal qu’à une heure assez avancée de la soirée, ce qui prive le voyageur du panorama des rives du Saint-Laurent, moins pittoresques mais plus riantes ici qu’en aval de Québec. Il est minuit quand nous passons devant Trois-Rivières, l’un des plus anciens établissements fondés par les Français du dix-septième siècle, aujourd’hui ville de sept à huit mille habitants, et débouché naturel des vallées du Saint-Maurice et de ses affluents. La colonisation, une colonisation exclusivement canadienne-française, remonte d’un pas lent mais sûr les vallées de ces puissants cours d’eau. Il y a quelques années, de grandes étendues cultivables ont été reconnues sur les bords de la Matawin, dont la vallée court parallèlement au Saint-Laurent et débouche dans le Saint-Maurice, à vingt lieues environ au nord du grand fleuve. Toutefois la richesse de cette région consiste surtout pour le moment dans l’exploitation à outrance des forêts.

À l’aube, une brume légère couvrait la surface du fleuve, formant un rideau assez transparent pour laisser entrevoir les ravissantes prairies clair-semées de grands arbres qui bordent au loin les rives. Nous passons entre Berthier et Richelieu, l’Assomption et Verchères, comtés aussi français par leur population que par leur nom. Bientôt scintille à travers la rosée le reflet argenté des toits recouverts en tôle étamée. Au pied d’un monticule verdoyant rehaussé par son isolement, nous distinguons les hautes tours d’une cathédrale dominant une longue rangée d’édifices ; sur la rive que nous longeons, la couleur verte du Saint-Laurent fait subitement place à la teinte brune des eaux de l’Outaouais, puissante rivière qui persiste pendant plusieurs lieues à ne point confondre ses eaux avec celles du fleuve.

Nous voyons apparaître successivement les hautes constructions des manufactures d’Hochélaga, puis le pont Victoria, long de trois mille cent trente-quatre mètres, avec sa galerie tubulaire, véritable tunnel