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chevelu dont nous avons fait connaissance à la cour de police essaya bien de défendre la cause de ses amis ; mais ce fut en vain, il y dépensa en pure perte des flots d’éloquence. Tout se passa du reste de la façon la plus pacifique : peu ou pas de coups de poings, et absence complète de ces projectiles électoraux — pommes cuites et œufs pourris — que les auditeurs passionnés prodiguent parfois libéralement aux orateurs qui leur déplaisent.

Nous passâmes à la Pointe-Claire deux charmantes journées. La famille de notre ami V… nous y offrait une hospitalité tout à fait écossaise… ou canadienne — ce qui est tout un. — Nous parcourûmes en voiture les campagnes environnantes, non sans remarquer la grande différence de climat entre Montréal et Québec, différence dont témoignait l’état des récoltes. En effet, dans cette partie du Bas-Canada, la moisson se fait environ trois semaines plus tôt qu’aux environs de la capitale. Les cultures y paraissent également plus soignées et les vergers y produisent la célèbre pomme de Montréal, connue dans toute l’Amérique du Nord sous le nom spécifique de « fameuse. » Ici d’ailleurs, comme à Québec, comme dans la Nouvelle-Angleterre et presque tout le Nord des États-Unis, le trait distinctif du paysage consiste, à mon sens, dans le genre de clôture des propriétés, dans les éternelles haies à claire-voie (en anglais fences) dont la multiplicité donne aux campagnes l’aspect d’un vaste damier uniformément découpé en rectangles de diverses grandeurs. La consommation de bois d’œuvre qu’entraîne ce mode de clôture est véritablement prodigieuse, et l’on comprend qu’en présence de la rapide destruction des forêts, il devienne bientôt nécessaire d’y substituer l’emploi des haies vives de cyprès, de cèdres nains du pays ou d’autres essences propres au même usage. Cette transformation, motivée par les raisons de la plus stricte économie, sera en même temps des plus favorables à la physionomie des paysages américains. Pour une fois — et ce n’est pas coutume, — utilitarisme et pittoresque auront marché d’accord.

L’île de Montréal, on l’a dit plus haut, avait été concédée par le roi de France à la congrégation de Saint-Sulpice. Tout le monde connaît le séminaire de ce nom ; mais ce que l’on sait moins, c’est qu’aujourd’hui encore cette institution célèbre tire le plus clair de ses revenus de son ancienne seigneurie américaine. Jusqu’en 1854, toutes les propriétés immobilières de l’île étaient grevées de diverses servitudes au profit des Sulpiciens, ceux-ci ayant conservé intacts les droits seigneuriaux que le cardinal de Richelieu leur avait octroyés dès 1640 sur cette partie de la Nouvelle-France. Le rachat facultatif de toutes ces charges d’origine féodale n’a été voté par le Parlement du Canada-Uni qu’en 1854, en même temps que l’abolition du régime de tenure seigneuriale organisé par les ordonnances de Louis XIII et de Louis XIV. Toutefois beaucoup de propriétaires — surtout dans les campagnes — ont trouvé plus commode de rester fidèles à l’ancienne coutume ; et, tout compris, leur contingent annuel, joint à l’intérêt des sommes provenant des rachats déjà effectués, constitue un splendide revenu qui fait des prêtres de Saint-Sulpice les plus riches propriétaires du pays.

Quant aux prêtres des paroisses rurales, j’ai dit ailleurs qu’ils vivent de la dîme, payée par les seuls catholiques. La dîme ici est le vingt-sixième de toute espèce de récolte, la vingt-sixième gerbe de blé, le vingt-sixième boisseau de « patates » — nom franco-canadien de la pomme de terre, etc., etc.

On ne saurait parler de la dîme sans noter en passant le curieux usage auquel elle a donné naissance. Dans ces campagnes patriarcales du Bas-Canada, où l’on trouve dans chaque village des familles de vingt enfants, on va quelquefois au vingt-sixième et plus loin encore. De par la dîme, ce vingt-sixième revient au curé. Le nouveau-né est porté triomphalement au presbytère, et la coutume, toujours religieusement suivie, exige que l’offrande de cette redevance d’un nouveau genre soit acceptée avec toutes ses conséquences ; l’enfant, devenu le pupille du pasteur, est élevé a ses frais. Tel est, m’a-t-on assuré, le cas de M. Ouimet, chef du ministère de Québec en 1873 : il était le vingt-sixième enfant d’un cultivateur de Sainte-Rose, et grâce à l’adoption de son curé, il a pu faire son chemin dans le monde. On voit que son numéro d’ordre — un double treize cependant — ne lui a pas porté malheur.

Venus à la Pointe-Claire par le chemin de fer du Grand-Tronc, nous prîmes, pour retourner en voiture à Montréal, la route qui côtoie le lac Saint-Louis. Au delà du lac, la vue s”étendait sur un pays parfaitement uni. Les Laurentides, qui en bas de Québec projettent leurs promontoires escarpés sur le fleuve, en sont éloignées ici de plus de douze lieues vers le Nord. Telle est la parfaite horizontalité de la vallée inférieure du Saint-Laurent, que le lac Saint-Louis est élevé de dix-sept à dix-huit mètres seulement au-dessus du niveau de la mer ; et comme entre ce lac et Montréal les rapides de Lachine franchissent une pente de près de quatorze mètres, il ne reste que moins de quatre mètres de descente pour les soixante-dix lieues qui séparent Montréal de Québec.

Les rapides de Lachine, appelés aussi le sault Saint-Louis, offrent un spectacle vraiment imposant. Le lac Saint-Louis est une des expansions du fleuve, qui à partir de son entrée dans le Bas-Canada forme successivement le lac Saint-François, le lac Saint-Louis, enfin le lac Saint-Pierre, au-dessous de Sorel, au-dessus de Trois-Rivières. L’Outaouais a de même son lac Témiscamingue, son lac des Allumettes, son lac des Chats, son lac des Chênes. Pour en revenir au lac Saint-Louis, il se rétrécit tout à coup : semblables aux vagues d’une mer houleuse, les eaux mélangées du Saint-Laurent et de l’un des bras de l’Outaouais roulent tumultueuse meut sur un lit dont le soudain affaissement précipite leur course impétueuse. Le courant, presque insensible au milieu du lac, s’accélère pro-