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trois cent mille francs, déposés dans trois banques également infortunées, et ruiné les actionnaires des haras qu’il dirigeait en Hongrie.

C’est par une splendide matinée d’août que nous reprenons notre route vers l’occident. Le chemin de fer nous conduit à Lachine ; là un élégant vapeur nous reçoit à son bord et bientôt nous suivons le milieu du lac Saint-Louis, dont trois jours auparavant nous avions longé la rive dans la voiture de notre ami. Nous saluons en passant la Pointe-Claire, puis, abandonnant définitivement le Saint-Laurent, et nous engageant dans le bras de l’Outaouais qui sépare l’île Perrot de l’île de Montréal, nous franchissons l’écluse qui permet de surmonter le petit rapide de Sainte-Anne. Au-dessus de nos têtes le pont du chemin de fer de Montréal à Toronto réunit les deux îles ; devant nous s’ouvre le lac des Deux-Montagnes. Bientôt le paysage de la rive septentrionale commence à changer d’aspect : aux champs cultivés, devenus plus rares et plus clair-semés, succèdent les « bois francs », s’étageant sur les premières ondulations des Laurentides. Des collines, tantôt couronnées d’érables, de pins, d’épinettes, de trembles et de bouleaux, tantôt dénudées par la cognée ou l’incendie, se mirent dans le sombre cristal des eaux brunes de l’Outaouais. Au sud s’étendent les belles campagnes du comté de Vaudreuil, extrémité orientale de la vaste plaine située entre l’Outaouais intérieur et le Saint-Laurent. Seul le monticule isolé de Rigaud interrompt leur parfaite horizontalité. Nous nous arrêtons un instant, entre autres stations, à la Mission du Lac, village d’Algonquins et d’Iroquois. Quelques femmes indiennes accroupies sur les madriers du débarcadère fixent sur nous leurs grands yeux noirs, cachant à demi dans les plis de leurs couvertures un visage qui a la couleur et les reflets du cuivre jaune. Arrivés à Carillon, village du comté d’Argenteuil situé à l’extrémité du lac, il nous faut débarquer. Trois rapides échelonnés sur une distance d’un peu plus de vingt kilomètres interrompent la navigation de la rivière. Les canaux qui les contournent ont actuellement une capacité trop faible pour permettre le passage a des bâtiments de plus de cinquante tonnes. En attendant leur élargissement, un petit chemin de fer conduit les passagers de Carillon à Grenville, où nous attend un magnifique vapeur presque aussi splendidement aménagé que ceux du Saint-Laurent, et qui semble tenir à justifier son nom quelque peu prétentieux de « Peerless » (sans pair). À partir de Carillon, l’Outaouais a cessé d’être une rivière exclusivement bas-canadienne. Pendant près de six cent cinquante kilomètres, jusqu’à l’extrémité nord du lac Témiscamingue, son thalweg sert de frontière entre les deux provinces d’Ontario et de Québec. Les stations se succèdent rapidement sur l’une et l’autre rive. Ici, c’est l’Orignal, ancien chef-lieu d’une seigneurie française englobée aujourd’hui dans un comté de la province d’Ontario, celui de Prescott, où l’élément français conquiert de jour en jour la prééminence numérique, comme dans toute la vallée de l’Outaouais. Plus loin, sur la rive nord, dans le comté d’Ottawa, nos compagnons nous montrent avec respect l’habitation seigneuriale de Montebello, où s’écoula dans une noble retraite la vigoureuse vieillesse du plus célèbre et du plus énergique des patriotes canadiens, l’illustre Papineau. À ce grand orateur, qui fut pendant vingt-cinq ans la personnification de la nationalité canadienne-française, il n’a peut-être manqué, pour être populaire parmi nous, que l’appartenir à une autre race que la nôtre. Tout le monde en France a entendu parler d’O’Connell et de François Deak, mais il n’y a pas même une mention dans nos Dictionnaires des Contemporains pour l’homme qui a osé lutter contre la puissance britannique au lendemain de Waterloo, alors que des gouverneurs militaires, investis de pouvoirs exorbitants et dont la gallophobie s’exaltait aux souvenirs récents de la grande guerre continentale, s’indignaient de voir qu’une population placée depuis soixante ans sous la domination anglaise se refusât opiniâtrement à adopter la langue et les lois de ses conquérants. La cause de l’indépendance, que Papineau défendit éloquemment de 1814 à 1837, pour laquelle il souffrit l’exil et vit mettre sa tête à prix, cette cause est aujourd’hui plus qu’à moitié gagnée. Seulement l’élément français qui eût conservé la prépondérance si la séparation se fut effectuée dès 1837, n’est plus aujourd’hui qu’une minorité dans la confédération des provinces britanniques de l’Amérique du Nord. Toutefois il lui reste encore d’immenses territoires à coloniser et la perspective de devenir un peuple puissant si les hommes du jour savent s’inspirer du patriotisme qui animait l’ancien chef des libéraux bas-canadiens. Papineau est mort en 1871, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.

À mesure que nous avançons, les hauteurs qui longent à distance la rive nord de l’Outaouais s’élèvent et se boisent de plus en plus. Enfin, vers le soir, à l’un des derniers détours du courant, nous apercevons au-dessus des berges de la rive droite un amas de hautes constructions gothiques couronnant une colline dont les talus escarpés plongent presque à pic dans la rivière. Ce sont les bâtiments du Parlement et des ministères qui dominent au loin de leur masse imposante les environs de la capitale fédérale. Nous laissons à notre gauche la belle chute de la rivière Rideau, qui se précipite dans l’Outaouais par deux larges nappes de trente mètres de hauteur. D’énormes échafaudages de madriers empilés nous en cachent malheureusement une notable partie. C’est là, en effet, que sont établies les scieries du village de New-Édimbourg. Un peu plus loin, sur la droite, est l’embouchure de la puissante rivière Gatineau.

Devant nous, des colonnes de brouillard, semblables à des jets de vapeur lancés par une gigantesque machine, indiquent seules l’emplacement de la puissante « Chaudière » dont le fracas retentissant frappe déjà nos oreilles. Là l’Outaouais, réuni tout entier en