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« Pardon, monsieur, c’est à un Parisien que j’ai l’honneur de parler ? Vrai, je ne m’attendais pas à en rencontrer ici.

— Un Parisien — non ma foi ! — mais un Anglais, ancien élève du lycée de Versailles, et qui, venant d’apprendre votre arrivée, est enchanté de causer un peu de là-bas. Vous voyez, du reste, que je me présente tout seul, — habitude française dont vous ne me saurez pas mauvais gré, j’espère, dans ce pays formaliste. »

Deux minutes après, la glace était rompue. Edward O… était un charmant garçon, quelque peu parent d’un membre de la Chambre des lords, et, comme il venait de me le dire, il avait été élevé en France. Enfermé dans Paris assiégé, il avait fait le coup de feu contre les Allemands comme volontaire dans la légion des Amis de la France ; puis, la guerre terminée, il était parti pour le Canada, où des recommandations l’avaient fait admettre dans l’une des commissions chargées de l’exploration du tracé du Pacifique. Thunder Bay était alors le quartier général de plusieurs de ces commissions. Au moment où je le rencontrai, sa physionomie, hélas ! n’était pas des plus avenantes : de larges balafres s’y croisaient en tous sens ; mais il ne tarda pas à m’apprendre que ces cicatrices étaient un tribut payé au genre de vie en vogue dans la bonne ville de Thunder Bay.

L’avant-veille, après une soirée passée en joyeuse compagnie, ce qui implique une absorption considérable de cok-tails, de night-caps, de tom-jerries, de hot-scotch et autres préparations diaboliques dont le whisky fait le plus bel ornement, il était tranquillement couché dans son hôtel, édifice tout aussi somptueux que celui où nous venions de nous rencontrer, lorsqu’une chaleur inaccoutumée le réveillant tout à coup, il vit sa chambre remplie de flammes. — Quelque bout de cigare tombé par mégarde sur le lit, il n’en fallait pas davantage pour incendier la maison. — Mon nouvel ami avait bravement sauté par la fenêtre, mais il avait eu le malheur de tomber sur un baril de salaison dont les ferrures avaient mis son physique en l’état lamentable où je le voyais.

La baie du Tonnerre. (voy. p. 234.) — Dessin de Th. Weber, d’après une gravure américaine.

J’appris par lui que les trois cent cinquante ou quatre cents habitants de Thunder Bay passaient une partie de leur temps au service de l’exploration du Pacifique, une autre à spéculer sur les découvertes de minerai faites ou à faire, et le reste, enfin, à jouer et à boire ce qu’ils ont gagné dans ces diverses occupations. J’appris aussi que la « sunday law », la loi du dimanche, était horriblement mal observée à cette frontière extrême de la civilisation ; le bar-room (cabaret, « comptoir ») de mon hôtelier ne désemplit pas de la journée, et la tentative que fit ce digne Germain d’expulser un client trop généreusement abreuvé, nous rendit témoins d’une scène de boxe, compliquée d’un intermède de coups de pied que reçut la pauvre hôtesse accourue au secours de son maître et seigneur. Il me parut d’ailleurs, à la démarche de la plupart des passants, que décidément le culte de la bouteille était beaucoup plus en faveur que la lecture de la Bible. Notons, en passant, un détail particulier qui démontre le danger de prolonger une étude de mœurs dans quelque bar-room des « frontières » — c’est ainsi que l’on appelle les régions extrêmes où les premières vagues de l’invasion blanche viennent déposer un peu d’écume, que le flux suivant ne tarde pas à pousser plus loin vers des solitudes nouvelles. — Dans ce pays de parfaite égalité sociale, il est de règle que tout individu survenant dans la salle offre une tournée à tous les consommateurs présents, connus