cessité politique de premier ordre, son parcours est encore loin de présenter toutes les commodités désirables. Aussi les voyageurs pressés, peu épris du pittoresque et des nuits à la belle étoile, préfèrent-ils la voie des États-Unis. Depuis que la colonisation du Minnesota a pris le prodigieux essor qui, en vingt ans (1850-1870), a fait passer la population de cet État de quatre mille âmes à quatre cent mille, on se rend fort aisément aux établissements canadiens du lac Winnipeg. En restant sur le Francis Smith jusqu’à Duluth, j’aurais pu prendre dans cette ville le chemin de fer du Northern Pacific dont le terminus était alors Moorhead sur la Rivière Rouge. Après ce trajet de 391 kilomètres « dans les chars » je n’avais plus qu’à franchir sans autre transbordement, en diligence ou en bateau à vapeur à mon choix, les 381 kilomètres qui séparent Moorhead de Winnipeg, la capitale naissante de la jeune province de Manitoba.
À diverses reprises, même avant la confédération des provinces qui forment aujourd’hui le Dominion, il avait été question de relier le Canada au territoire alors gouverné par la Compagnie de la baie d’Hudson. En 1857-1859, un ingénieur distingué, M. Dawson, de Trois-Rivières, fut chargé d’une exploration qui le conduisit du Fort William jusqu’à la grande rivière Saskatchewan, tributaire du lac Winnipeg. Ce ne fut toutefois que dix ans plus tard, alors que se négociait la cession du Nord-Ouest à la confédération canadienne, qu’on s’occupa sérieusement de mettre à profit les données recueillies par M. Dawson. Chargé de déterminer le tracé définitif et d’en diriger l’exécution, cet ingénieur déploya la plus grande activité, et pour donner une idée des résultats qu’il obtint, il suffira de rappeler qu’en 1870 la petite armée du colonel Wolseley mit trois mois à se rendre de Thunder Bay à Fort Garry, tandis qu’un corps expéditionnaire envoyé dans l’automne de 1871 pour protéger la province de Manitoba contre l’éventualité d’une tentative d’invasion féniane, put effectuer le même trajet en trois semaines, grâce aux travaux accomplis en un an et demi sous la direction de M. Dawson. La route si rapidement et si habilement ouverte ne pouvait avoir de meilleur parrain que son créateur : aussi n’est-elle connue et désignée dans tout le Canada que sous le nom de « route Dawson ».
Le mardi 26 août, de grand matin, je quittai Thunder Bay en compagnie d’un Canadien-Français, M. de Hertel, envoyé par le gouvernement fédéral pour accompagner un envoi de cadeaux de toute espèce destinés aux Indiens Saulteux de la rivière de la Pluie avec lesquels on devait prochainement conclure un traité. Notre véhicule était une légère voiture, simplement recouverte d’une bâche en toile, et traînée par deux vigoureux trotteurs. Parvenus en haut de la côte à laquelle est adossé le village, nous nous engageons aussitôt dans les bois. Des deux côtés de la route l’incendie a exercé ses ravages, et le sol est couvert au loin de framboisiers sauvages qui repoussent vigoureusement sur les cendres. À perte de vue la contrée présente l’aspect peu séduisant d’une forêt de grandes perches, bariolées de blanc et de noir par l’action successive de la pluie et du feu, et s’élevant au-dessus d’un tapis vert d’herbes et d’arbrisseaux. Le sol paraît léger, un peu ferrugineux, et, jusqu’à 30 ou 40 kilomètres de la baie du Tonnerre, on prétend qu’il se prête assez bien aux travaux agricoles. Il y aurait aussi une excellente lisière de terres d’alluvion le long de la rivière Kaministiquia ; mais ces étendues cultivables sont bien peu de chose à côté des immenses surfaces rocheuses qui les entourent. Elles n’en acquerront pas moins une grande valeur lorsque les progrès de l’exploitation des mines auront attiré dans cette région une nombreuse immigration d’ouvriers. N’avons-nous pas d’ailleurs dans des cantons de la Savoie, de l’Aveyron, de la Lozère, de la Haute-Loire, des milliers de paysans qui disputent le produit de quelques hectares à un climat tout aussi rigoureux, à un sol plus ingrat, sans avoir devant eux, comme les futurs colons de cette partie du Canada, l’espace, la perspective d’une plus-value presque immédiate, des débouchés qui iront chaque jour s’agrandissant ? Le rapide accroissement de la richesse et de la population ne saurait faire l’objet d’aucun doute : dans un pays destiné à devenir aussi célèbre pour les métallurgistes que le Hartz et la Cornouaille.
De Thunder Bay à la tête du lac Shebandowan, où finit la route de terre, il y a quarante-cinq milles (soixante-douze kilomètres). Durant la majeure partie de ce trajet nous ne faisons guère que gravir et descendre des côtes parfois très-raides. Toutefois les montées excèdent les descentes, car, arrivés à la fin de l’étape, nous nous serons élevés de huit cents pieds environ au-dessus du lac Supérieur. La route n’est point ferrée avec du cailloutis comme nos chemins d’Europe ; on a été forcé de l’établir sur des traverses en bois, surtout dans les marécages et les terrains sablonneux. C’est ce que les Anglais appellent — sans doute d’après quelque vieille expression normande — un chemin de « corduroy », ce qui signifie clairement « cœur de roi ». Je ne sais si les monarques se distinguent invariablement des autres mortels par la dureté du « viscère creux » que le sentiment populaire, en dépit des dénégations de la science, persiste à regarder comme le siége de la sensibilité ; mais, à coup sûr, ce devait être un abominable tyran celui dont le cœur fut pris pour symbole de ces chemins ultraprimitifs. Lorsque par malheur — et cela arrive souvent — la mince couche de terre sablonneuse qui est censée égaliser la surface et remplir les intervalles des traverses mal équarries, a été balayée par le vent ou emportée par la pluie, il faut se résigner à subir la secousse des plus formidables cahots répétée cinquante fois par minute. Les ressorts de la charrette grincent, gémissent et résistent à grand’peine à cet ébranlement continuel, dont souffre encore davantage, hélas ! le patient juché en expiation de ses péchés sur