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d’entre eux, notamment un médecin, le docteur O’Donnell, et un avocat nommé Clarke, affichèrent d’exubérantes sympathies pour la cause des métis. Le premier entra bientôt à la Chambre haute (Conseil législatif) et le second se fit élire à la « Chambre d’assemblée » par une paroisse française. Clarke, homme ambitieux, énergique, parlant les deux langues officielles et dont l’existence passée fourmillait d’aventures, était un de ces légistes comme on en rencontre parfois dans le Nouveau-Monde, qui du jour au lendemain peuvent se transformer indifféremment en chefs de flibustiers. On assurait d’ailleurs qu’il avait exercé concurremment les deux professions dans l’une des Républiques de l’Amérique centrale. C’était en un mot le type du « Border Man », ou homme des frontières.

À peine député, il se poussa si bien, qu’il devint membre du cabinet en qualité de procureur général de la province, — un ministre de la justice au petit pied ; — puis, suivant l’usage irlandais, il pensa à se débarrasser des anciens amis qui pouvaient lui porter ombrage et retarder sa marche ascensionnelle vers la Chambre des communes du Canada. Sir George Cartier venait de mourir ; les électeurs du comté du Provencher allaient être prochainement appelés à élire son successeur. Riel était sur les rangs, et il s’agissait de l’en exclure. On trouva facilement un ami de Scott pour demander un « warrant » contre Riel et Lépine. O’Donnell signa la pièce préparée par son compère Clarke, et la police de ce dernier se mit de suite en campagne. Le constable D***, ancien sous-officier français et fort triste personnage, trouva Lépine et manqua Riel.

Je pus assister à quelques-unes des séances de l’instruction du procès de Lépine, qui avait choisi pour défenseur M. Royal, secrétaire provincial, et collègue au ministère de celui à qui était due l’arrestation de son client. M. Royal se fit seconder dans cette tâche par M. Dubuc, son associé. Clarke faisait soutenir l’accusation au nom de la partie civile par un compère nommé Cornish, avocat retors, mais fort peu estimé, qui tout récemment avait été mis à la porte d’un bal donné au Fort Garry où il s’était présenté absolument ivre. C’était, on le voit, un autre « homme des frontières ».

Le magistrat chargé de l’interrogatoire tait un Canadien-Français, le juge B**, ancien avocat du barreau de Montréal et associé de feu sir George Cartier. Son attitude en cette occasion surprit désagréablement ses meilleurs amis. On eût dit que la crainte de paraître partial en faveur de l’accusé le faisait verser dans l’excès contraire. Aussi fut-il attaqué avec la dernière violence dans presque tous les journaux français de la province de Québec. En fin de cause, Lépine fut maintenu en arrestation pour être traduit devant les grands jurés (le jury) à leur prochaine session.

Cette instruction préliminaire avait été conduite à la fois en français et en anglais.

Chef cri. — Dessin de A. Dupuy, d’après une photographie.

Quelques jours auparavant j’avais assisté à une séance de la Cour d’assises, — la « cour du banc de la Reine », comme on l’appelle, — où les débats étaient encore beaucoup plus compliqués de difficultés linguistiques. Plusieurs des accusés dont on jugeait le procès étaient des Indiens obéissant à tel ou tel chef cri et des métis des paroisses en haut de l’Assiniboine, beaucoup plus familiers avec la langue crie qu’avec aucun des deux idiomes civilisés de la province. Les accusations, dépositions, interrogatoires et réponses étaient donc traduits du cri en français et réciproquement par un métis interprète, et le tout l’était ensuite en anglais à l’usage de ceux des jurés qui n’entendaient que cette langue. Les avocats, le procureur et le juge débitaient également leur harangue en partie double.

H. de Lamothe.

(La suite à la prochaine livraison.)