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deux années de service, épouser quelque jolie fille du pays et faire souche de petits Bois-Brûlés. Il en était de même du charpentier Jacques V*** que nous avons laissé à Kashabowie, sur la route Dawson, et qui vint nous rejoindre vers la fin du mois, ainsi que d’un brave ouvrier parisien, que je rencontrai pour la première fois aidant le passeur du bac de Saint-Boniface et qui depuis, à ce que j’appris un an plus tard à Paris, de la bouche de ses parents, est arrivé à s’associer comme entrepreneur avec un architecte canadien-français.

Il y aurait lieu de nous réjouir si l’émigration française, une émigration sérieuse de bons agriculteurs et de bons ouvriers, se dirigeait en partie vers les pays de la Rivière Rouge. Dès aujourd’hui, il est facile de prévoir que dans cent ans le degré d’influence, de prospérité commerciale, de rayonnement au dehors des grandes nations du globe, se mesurera au chiffre de leur émigration pendant la période que nous traversons. Je parle du moins de celles d’entre ces nations qui peuvent espérer de sauvegarder au loin leur individualité propre. Allemands et Italiens peuvent émigrer en foule, ils ne formeront point des peuples nouveaux au delà des mers.

« Ils sont venus trop tard dans un monde trop vieux.»

Aujourd’hui, les Anglo-Saxons, les Hispano et Lusitano-Américains, les Slaves et, sur une moindre échelle, Les Français eux-mêmes, ont occupé ce qu’il y a de plus fertile et de plus habitable pour la race caucasienne sur la surface de notre planète ; les émigrants des autres peuples ne pourront que se fondre dans les masses déjà fixées au sol. Le Germain deviendra, aux États-Unis, un Anglo-Saxon de langue, d’éducation et d’idées ; l’Italien transplanté à la Plata n’est plus, au bout d’une ou deux générations, qu’un créole espagnol. Aux Français, il reste l’Afrique du Nord et le Canada. Puissent-ils ne pas l’oublier !

Le lieutenant-gouverneur Morris. — Dessin de E. Ronjat, d’après une photographie.

Et qu’on ne vienne pas dire que nous n’avons point à nous intéresser à des pays peuplés jadis par notre race, mais dont les destinées ont échappé aujourd’hui au contrôle direct de la France européenne. Qui sait les surprises que peut nous réserver l’avenir relativement au gouvernement des peuples, et qui ne voit quelle influence jouent dès aujourd’hui dans l’histoire les questions de langue et de nationalité ? Mieux que nous, les Slaves semblent avoir compris combien les destinées d’une branche quelconque de la race intéressent la race tout entière. Les luttes soutenues au nom du droit national, qu’elles aient pour théâtre Alger ou Montréal, Winnipeg ou l’île Maurice, Strasbourg et Metz ou Haïti, devraient réveiller dans la mère patrie un écho sympathique. Volontiers je dirais, en changeant un des termes du proverbe : « Là où est la race, là est la patrie. »

Je ne veux point parler ici de l’Afrique du Nord, dont on commence enfin à apprécier l’importance. Mais je puis, sans sortir de mon sujet, signaler à mes compatriotes l’immense débouché qu’offrent dès aujourd’hui à notre race les immenses dépendances occidentales de la Confédération canadienne. Sans doute ces pays rudes d’aspect et de climat ne conviennent point aux natures méridionales. Le Provençal, l’homme du Languedoc et de la Guyenne, se trouveraient mal à l’aise au milieu des frimas de la Rivière Rouge ou de la Saskatchewan. Mais l’enfant des Alpes de Savoie ou de Dauphiné, l’homme du Jura, le bûcheron des Vosges, le pâtre et le paysan de l’âpre plateau de la France centrale, trouveront dans la fertilité du sol d’un pays nouveau une ample compensation à des hivers dont leur patrie leur a appris à supporter la rigueur et la durée. L’homme des plaines du Nord et de la Belgique n’aura lui-même point de peine à s’habituer à ces froids secs et fortifiants, bien préférables à la glaciale humidité de l’Europe occidentale. Historiquement, l’acclimatation de la race française dans l’Amérique du Nord est aujourd’hui démontrée, en dépit de quelques théoriciens fantaisistes. Parmi les dix-sept cent mille descendants[1] des dix mille Normands, Bretons, Saintongeois et Angevins transportés, de 1608 à 1763, dans la Nouvelle-France, il y a eu progrès physique, et non dégénérescence. Parmi ces métis eux-mêmes, qu’une certaine école voue à la destruction comme des

  1. Onze cent mille dans la Confédération canadienne, et près de six cent mille aux États-Unis.