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enfants pauvres ; le Tableau de Cébès, etc. Dans tous ces écrits, M. Charton nous apparaît avec le double caractère de vulgarisateur et de moraliste qu’on indiquait au début de cette notice. Le rôle de l’écrivain, à ses yeux, était de répandre dans le public des connaissances utiles et des idées justes : c’est ce qu’il a voulu faire, et c’est ce qu’il a fait. Il ne demandait pas d’un livre : « Est-il bien écrit ? » mais : « Est-il bien pensé ? » Il était moins sensible aux qualités de composition, de style, de mise en œuvre, qu’à la pensée morale ; et quoiqu’il eût au cœur la passion du beau, il n’y avait en lui rien du dilettante. Tous ceux qui l’ont connu ont pu lui entendre dire : « Quand je veux juger un livre, je me demande : Eût-il mieux valu que ce livre, tel qu’il est, n’existât pas, ou est-il bon, malgré ses imperfections, qu’il ait été écrit ? » Eh bien, cette règle qu’il appliquait aux œuvres d’autrui, appliquons-la à son œuvre à lui, et la réponse ne sera pas douteuse : oui, il est bon que celui qui n’est plus ait fait le Magasin pittoresque, et le Tour du Monde, et l’Histoire de France, et la Bibliothèque des Merveilles, et toutes ces œuvres saines et fortifiantes que nous savons ; oui, celui qui a fait tout cela a été un homme de bien, car en soixante ans il n’a pas écrit une seule page qui ait pu troubler la conscience la plus timide, et il a instruit des ignorants, il a encouragé des faibles, il a soutenu des hésitants, il a prêché à tous une vie simple et laborieuse. Aussi, entre l’écrivain et ses lecteurs, s’était-il formé des liens de sympathie et de confiance : il recevait de nombreuses lettres d’inconnus, qui tantôt l’encourageaient dans ses efforts, tantôt lui demandaient des conseils ; il avait, en France et hors de France, une sorte de clientèle morale. Il y a quelques jours, me trouvant en pays étranger, je parlais de M. Charton avec des hommes qui ne l’avaient jamais vu, mais qui avaient le Tour du Monde et le Magasin pittoresque dans leur bibliothèque : ils me disaient qu’à la nouvelle de la mort de M. Charton il leur avait paru, ce sont leurs propres paroles, qu’ils perdaient un ami.

Voilà, à grands traits, la carrière de l’écrivain : on rappellera en peu de mots celle de l’homme public. En 1848, son ami M. Carnot, ministre de l’instruction publique, lui confia les fonctions de secrétaire général, et le département de l’Yonne l’envoya à l’Assemblée constituante, M. Charton estimait qu’instruire le peuple est un des premiers principes de la démocratie : aussi, lors de la discussion de la loi électorale, fut-il conséquent avec lui-même en demandant que le droit de suffrage ne fût accordé qu’aux citoyens sachant lire et écrire. À la réorganisation du Conseil d’État, il fut désigné pour faire partie de ce grand corps : il avait gardé un affectueux souvenir de ses collègues, et il se rappelait toujours avec plaisir cette époque de sa vie. Il donna sa démission au coup d’État et resta étranger à la politique pendant toute la durée du second Empire. En septembre 1870 il fut nommé préfet de Seine-et-Oise ; en 1871, lors des élections pour l’Assemblée nationale, il passa en tête de liste dans le département de l’Yonne ; il fut élu sénateur du même département en 1876, et réélu en 1882. M. Charton n’a jamais varié dans ses convictions républicaines, mais ici comme en toute chose il a été un modéré. Il était d’un parti, mais il ne fut jamais un homme de parti. Il était de ceux qui croient qu’être divisés sur la politique ne doit pas empêcher d’honnêtes gens de s’estimer et même de s’aimer.

Correspondant de l’Académie des Sciences morales et politiques, il fut élu membre libre en remplacement de M. Casimir Perier. Il aimait l’Académie ; il assistait régulièrement aux séances. Souvent, dans les réunions de famille du dimanche, il parlait de la séance de la veille ; il racontait une discussion, il résumait une communication qu’il avait écoutée avec intérêt.

M. Édouard Charton s’est éteint à quatre-vingt-deux ans. Sa vie a été longue : elle paraîtra courte si l’on songe à tous les travaux, à tous les devoirs qui l’ont remplie. Comment a-t-il suffi à tout ? Par la méthode, par la suite, par la règle de sa vie. Il était économe de son temps : ainsi, il a pu travailler beaucoup, en évitant l’excès dans le travail même. Chaque soir il écrivait sur un feuillet tout ce qu’il devait faire le lendemain ; il donnait un coup de crayon au fur et à mesure qu’une chose était faite, et ne se laissait distraire par rien jusqu’à ce que le feuillet tout entier fût effacé. Il réglait jusqu’à ses lectures : trouvait-il, en feuilletant les journaux du matin, un article intéressant, il le mettait à part, pour le lire quand la besogne du jour serait achevée. Il s’était fait une sorte d’hygiène morale, à côté de hygiène physique. Je voudrais en donner un exemple. Lorsqu’il recevait par le courrier du soir une lettre qui pouvait Le troubler, il attendait au lendemain matin pour l’ouvrir. Était-ce faiblesse ? Non certes : mais il savait qu’une nuit sans sommeil, ce serait une journée sans travail, et il ne voulait pas qu’une seule journée fût perdue. Il avait le sentiment que sa tâche serait longue, et qu’il ne pourrait aller jusqu’au bout qu’en étant ménager de toutes ses forces. Les maximes, les conseils qu’il donnait aux autres, il les mettait en pratique dans sa vie. Il recommandait la simplicité de mœurs, le travail assidu : nul n’a eu une existence plus laborieuse et plus simple. Dans sa maison de Versailles, qu’il aimait tant, il s’était réservé une seule chambre : un lit, une table, un secrétaire, quelques livres sur des rayons ; on eût dit la chambre d’un étudiant. Parfois les siens, dans leur tendresse inquiète, le suppliaient de changer ses habitudes : ils eussent voulu pour lui, non le luxe sans doute, mais une installation plus confortable. Il les repoussait doucement : « Non, disait-il, je me trouve bien ainsi ». Et il avait raison ; car cette simplicité, ce dédain du bien-être, cet oubli de soi-même, c’est l’honneur de sa vie, et c’en est aussi la vérité. Il laisse des petits-fils qui demain seront des hommes : je souhaite, quoi que la vie doive leur réserver, qu’elle leur soit dure ou clémente, je souhaite qu’ils n’oublient pas cette modeste chambre de leur aïeul, où ils n’entraient jamais sans une impression de respect.