Bientôt, comme suspendus au flanc de la montagne, nous dominons de quelque cent mètres un torrent dont l’écume nous apparaît dans l’abîme comme une lave d’argent que rougissent mille flammèches perdues, et le mugissement du gouffre se mêle aux cris des palefreniers et au bruit des chevaux frappant de leurs fers le sol rocheux sur lequel ils glissent en hennissant. Scène étrange, éclairée de lueurs fantastiques par les feux rouges des torches sautillant ou tournant en d’immenses cercles embrasés et crépitants. Pendant que nous avançons lentement à travers les rochers informes de ce noir enfer, au-dessus de nous s’étend, entre les sombres crêtes qui nous environnent, une bande de ciel parsemée d’étoiles. C’est certainement un des spectacles les plus émouvants que j’aie vus de ma vie, et tout cela se renouvelle presque chaque soir pendant la durée du voyage. Soudain de grandes clameurs, poussées par mes gens, retentissent ; on prévient ainsi à l’avance le prochain village qu’il ait à préparer des torches. Nous y arrivons : grand silence, sauf les chiens qui hurlent à la mort. Nous nous arrêtons, et sans que nous ayons cette fois à nous occuper de rien, nos flambeaux vivants frappent à leur tour aux portes, les enfoncent, et, pénétrant dans les maisons le feu à la main, ils réveillent ainsi et amènent de force leurs concitoyens, auxquels ils remettent leurs torches avec la charge de nous conduire à leur tour.
Une certaine nuit, avant de trouver un abri pour nos chevaux, nous troublons de la sorte quatre villages, qui nous fournissent par groupes successifs une centaine d’éclaireurs. Les hommes ont bientôt pris leur parti, mais les femmes, qu’on laisse ainsi brusquement seules, paraissent désespérées de notre passage. C’est qu’en certains endroits leurs maris courent de réels dangers en passant de nuit le long des précipices et entre des rochers aux formes les plus étranges, où l’on risque cent fois de se rompre les os. Aussi, après de longues heures d’une pareille marche, car il est absolument impossible de rester à cheval, on est heureux, en arrivant au gîte, de s’étendre mollement sur le parquet, la tête appuyée au petit billot de bois qui sert d’oreiller.
Le lendemain notre ascension recommence, car si nous descendons souvent dans des vallées de plus en plus étroites, nous remontons ensuite bien davantage. Le gai miroitement d’une épaisse rosée donne, le matin, à la verdure alpestre qui nous entoure je ne sais quelle fraîcheur printanière, en dépit, çà et là, de quelques feuilles jaunies par les premiers froids. Le ciel lui-même, à mesure que nous avançons ainsi vers le sud-est, change d’aspect. Il va bleuissant chaque jour davantage et n’a plus cette blancheur étincelante qui me rappelait à Séoul l’atmosphère ultra-transparente des régions polaires où l’on se sent vivre dans la lumière elle-même. Ici, nous volons comme en plein azur, dominant mille crêtes onduleuses, recouvertes d’une sombre verdure, qui forme en son ensemble comme une mer démontée, aussi formidable par la hauteur de ses énormes vagues qu’admirable par leur ondoiement superbe, rempli d’ombres et de clartés contrastantes.
Je suis absorbé par toute la poésie de ce paysage alpestre, quand, non loin d’une petite chapelle toute remplie d’offrandes, la caravane brusquement s’arrête au détour d’un mamelon. Impossible à notre premier cavalier de franchir l’étroit sentier qui s’offre à lui sans se précipiter avec son poney dans l’abîme, que nous dominons d’une hauteur vertigineuse. J’ordonne donc à tout le monde de mettre pied à terre, pour pouvoir avec moins de danger ramener nos montures en arrière. Mais à peine le cheval de tête est-il libre qu’il s’élance en avant et franchit hardiment cette effroyable passe, à la stupéfaction générale. Il n’y avait plus à hésiter : je fais desseller immédiatement nos bêtes de charge, car leurs bagages, en frottant de côté contre les rochers surplombants, les eussent précipitées dans l’abîme. Aussitôt dégagé, chaque poney, sans la moindre hésitation, imite le premier, et tous, la sente franchie, se mettent joyeusement à courir et à brouter parmi les rochers. Nos hommes, portant deux à deux le bagage, passent à leur tour, à ma grande anxiété, car pour eux le moindre faux pas est la mort. Quand je côtoie moi-même le gouffre rugissant, je m’explique clairement les nombreuses offrandes que nous avons remarquées dans la petite chapelle consacrée au génie de la montagne. Bientôt nous réorganisons la caravane et reprenons notre route. Le sentier maintenant est devenu possible ; nous pouvons tranquillement regarder l’abîme sans crainte de vertige, et voir enfin à notre aise tourbillonner à nos pieds le superbe torrent, entraînant dans sa course terrifiante des arbres entiers, qui s’effritent et bientôt disparaissent au milieu de rochers recouverts d’écume. Nous marchons de plus en plus rapidement, vu la raideur des pentes, et apercevons bientôt à travers les arbres un gros village, aux maisons espacées cette fois à diverses hauteurs, et cachées à demi dans la verdure. Les habitants se sont établis là pour utiliser la fin de la chute à toutes sortes d’usages industriels.
La descente achevée, quittant à regret ce village, un des plus pittoresques que j’aie vus en Corée, nous suivons une charmante petite vallée où se trouve un fort joli bois de châtaigniers aux arbres espacés. L’ombre de la montagne y projette une demi-obscurité pleine d’une étrange poésie, doublée par le parfum pénétrant d’une vigoureuse végétation et les cris des oiseaux qui se jouent dans le feuillage. Bientôt les arbres disparaissent, nous entrons dans un petit vallon où, comme cela nous arrive journellement, nous voyons à quelque distance de la route, sur les flancs des collines, des tombes anciennes presque disparues, que surmonte seul un bouddha de pierre à demi enseveli, donnant la sinistre impression d’un mort pétrifié sortant du sol sa tête amoindrie. Si le reste de l’édicule n’existe plus, le temps en est l’unique cause, car, en Corée aussi bien qu’en Chine, la tombe demeure à jamais respectée. On interroge le ciel pour