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Page:Le Tour du monde - 63.djvu/343

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les rochers plus élevés qui les menacent de leurs aspérités, en émergeant de terre sous des formes aussi bizarres que dangereuses. Aussi les malheureux en m’emportant soufflent, geignent et ruissellent de sueur, quoiqu’ils soient relevés toutes les cinq minutes par d’autres hommes. Il en est ainsi presque jusqu’au sommet, où l’aspect de ce torrent de rochers se modifie peu à peu : leur nombre diminue, quelques arbres disséminés apparaissent ; devenus bientôt plus nombreux, ils commencent à nous abriter de leur ombre, et le sol, s’aplanissant enfin, permet de marcher. Je saute de mon palanquin, contrarié de tout le mal que j’ai donné, mais je ris de mon pauvre Ni, contraint de descendre en me voyant à terre, quoiqu’il eût préféré de beaucoup continuer la route dans sa chaise. À mesure que nous sommes montés, le paysage est devenu plus charmant et la flore s’est modifiée complètement. Les sapins, les mélèzes ont disparu pour faire place à la merveilleuse végétation arborescente du Japon. Nous sommes à l’automne ; jamais je n’ai vu la nature parée de plus riches couleurs, passant du vert foncé au jaune d’or, par un mélange de tons de l’effet le plus heureux. C’est ainsi que nous atteignons la porte frontière de Moun-kiang ; le pavillon qui la surmonte est décoré de peintures, et elle est fortifiée à la chinoise comme la longue muraille, suivant capricieusement la crète du song-na-San, qui séparait autrefois deux royaumes puissants, aujourd’hui provinces coréennes. Là est établie une auberge, où il faut changer notre monnaie, car elle n’a pas cours de l’autre côté de la chaîne centrale. Contre 1 350 sapèques de Séoul on veut bien m’en donner 650 de Taïkou. Je m’étonne d’abord de cet écart énorme, mais on m’affirme que les dépenses de la vie sont deux fois moins élevées de ce côté de la montagne. Fait étrange : je laisse des sapèques coréennes et l’on m’en remet de chinoises ; elles sont du reste de même forme et ne diffèrent les unes des autres que par leur volume plus considérable et leurs inscriptions. Mon interprète, qui est en même temps mon ministre des finances, opère cet échange, pendant que nos chevaux et nos hommes arrivent un à un, soufflant, éclopés, harassés de fatigue. Je fais rafraîchir tous les ascensionnistes ; deux heures après, on recharge les bagages sur nos bêtes et la caravane se reforme. Si la montée a été pénible, autant est charmante la descente de l’autre côté du col ; c’est, en plus beau encore, la suite dé la superbe forêt que j’ai décrite tout à l’heure.

Partout des arbres centenaires, particulièrement des cèdres, étendent au-dessus de nos têtes leurs épaisses ramures, qui laissent passer entre leurs branches mordorées un jour adouci donnant à tout je ne sais quel aspect mystérieux. Le grand silence de la forêt est troublé seulement par le cri de quelque oiseau effarouché ou le bruit que fait à travers les feuilles mortes un fauve s’enfuyant à mon approche. Je descends ainsi seul à pied la montagne, bien avant la caravane fatiguée, et m’enivre de l’exquise senteur des bois, jouissant du charme infini de l’entière solitude dans cette forêt séculaire si pleine de fraîcheur. J’atteins ainsi une pente ravinée où s’élève sur ma droite une haute muraille calcaire, j’en admire les assises gigantesques qui se poursuivent verticalement en un plan d’une pureté admirable, hérissé pourtant çà et là par quelques arbustes aux vives couleurs, accrochés aux interstices produits par la pluie ou la foudre.

J’arrive bientôt à une vaste enceinte formée par des murs crénelés, habitation de quelque ancien seigneur, ou plutôt ville forteresse frontière. Depuis longtemps abandonnée et aujourd’hui en ruine, il en reste seulement un superbe squelette architectural. Nous descendons encore, et le ciel est plus bleu, l’air plus chaud, la flore plus variée, car de ce côté de la montagne arrivent directement les brises tièdes du Pacifique. Puis nous retombons bientôt dans une petite chaîne de collines secondaires, la plupart dénudées et d’un aspect sablonneux, et coniques. Nous les laissons à droite et à gauche ; on les nomme Chin-Chang-tong ou « montagnes des voleurs ». Elles servent en ce moment de refuge à des brigands qui ont profité d’un commencement de famine pour s’organiser en bandes. C’est en suivant le milieu de la vallée, de mieux en mieux cultivée, que nous arrivons avec la nuit dans la petite ville de Ma-pouang où nous devons coucher. Au moment de prendre mon repas du soir, j’entends au loin, chanté par des voix puissantes, je ne sais quel hymne coréen d’un caractère provocant et guerrier. Bientôt le chœur se rapproche, puis cesse, pour recommencer à la porte même de l’auberge. Je sors et vois à ma grande surprise tous les chanteurs armés jusqu’aux dents ; une partie des habitants de la localité, me dit-on, se réunit en armes et chante ainsi toute la nuit pour prévenir les bandits qui ravagent le pays que le village veille et est prêt à se défendre. En dépit des fatigues de la journée, je dors mal, réveillé cent fois par cette lugubre mélopée accompagnée de tam-tams et de cymbales ; il en est de même tous les soirs suivants, par suite de la terreur qu’inspirent les brigands. Chose étrange ! nous nous habituons bientôt à ce concert nocturne et continuons notre voyage sans plus nous préoccuper d’un état de choses auquel nous ne pouvons rien, une caravane n’étant jamais attaquée que par des bandes mieux armées ou en nombre dix fois plus considérable, Je mets donc tout mon système défensif dans la rapidité de nos mouvements, car je compile sur la surprise causée par notre arrivée inattendue et repars avant qu’on n’ait rien pu machiner contre nous. Ce sont là, je crois, les meilleures conditions de réussite pour traverser un pays inconnu. Car l’explorateur scientifique, messager de paix et de progrès, ne doit porter des armes apparentes que dans un pays où, chacun en ayant, leur absence le mettrait aux yeux de tous dans une réelle infériorité. Dans tout autre cas, un arsenal visible est une véritable provocation. Tels sont les procédés que j’ai employés partout et dont je me suis toujours admirablement trouvé. Comme vous le voyez,