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Page:Le Tour du monde - 63.djvu/359

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transportable. Ce luxueux repas coréen est accompagné d’un immense bol de riz bouilli qui remplace ici le pain ; l’eau que l’on en retire est la boisson ordinaire, le thé étant un extra pour la plupart des Coréens. J’avoue que, malgré toute la science culinaire qu’on a déployée pour moi, je préfère — effet d’habitude d’estomac — un simple bifteck aux pommes à ce repas mandarinal, en ajoutant pourtant qu’entre les savantes cuisines chinoise, japonaise et coréenne, je préfère cette dernière. Le soir même j’envoie ma carte de remerciements au noble coréen qui a répondu d’une si aimable façon à ma collation européenne, et j’offre les reliefs de mon repas à mes deux soldats. Ceux-ci m’assurent n’avoir jamais rien mangé de meilleur de leur vie : je les congédie et ferme la porte de ma chambre.

Mon ameublement est augmenté d’un petit paravent coréen haut de 1 mètre sur 3, que j’ai acheté en route ; il est fort ancien et se compose de huit panneaux ; chacun d’eux porte le caractère chinois d’une vertu que l’homme doit pratiquer : piété filiale, ghai ; déférence, tche ; fidélité, tchoug ; confiance, tching ; politesse, rey ; probité, ry ; désintéressement, vom ; modestie, tchy : ces qualités sont figurées de plus, suivant l’usage, par des animaux ou objets symboliques dont les brillantes couleurs illuminent mon réduit. Pendant qu’au dehors la pluie tombe à torrents avec une continuité inquiétante, je cherche l’oubli en admirant mon écran, qui, outre toutes les vertus qu’il souhaite à son propriétaire, présente, en effet, au point de vue artistique, de précieux renseignements sur les origines de l’art coréen. Précisons : un petit cadre violet bordé de blanc entoure chaque feuille, excepté à la partie inférieure, qui se termine par une large bande noire bordée d’une autre blanche, sur laquelle court un fin dessin géométrique bleuté. Même répétition à la partie supérieure où vient s’ajouter une étroite bande noire soulignée d’un trait rouge viné, qui circonscrit tout le panneau. Celui-ci, d’un blanc paille, est surchargé de grands caractères chinois archaïques faits largement et d’un rare mérite calligraphique ; ils s’enlèvent vigoureusement en encre noire sur le fond clair où se trouvent peints au-dessous ou autour d’eux en couleurs très pâles les attributs allégoriques de chacun de ces signes. Malgré le choc de tons aussi contrastants, une véritable harmonie s’en dégage, grâce à l’appui des larges bandes noires du cadre. Quant aux attributs, outre la délicatesse de leurs nuances, ils se caractérisent par l’hiératisme de leurs lignes, et l’on retrouve dans la figuration des fleurs et même des animaux symboliques le dessin tout à la fois géométrique et vague des produits artistiques de la Perse et des Indes. Telles sont les sources primitives dont les Coréens ont su dégager un véritable art national. Nous l’avions constaté déjà en admirant la superbe ordonnance : des palais et des principaux monuments de Séoul, les peintures des pavillons des portes de Taïkou, les merveilleux costumes de la cour du gouverneur, les sculptures et l’architecture si pittoresques de Mil-yang, enfin toutes les productions manuelles[1] et même le théâtre monologuisie, si vivant, si humain, si personnel. Là-dessus je souffle ma bougie et m’endors en souriant à la pensée qu’on m’avait représenté ces aimables Coréens comme de véritables sauvages.

Le lendemain matin, je me lève de très bonne heure et guette une embellie pour photographier les principaux monuments et les aspects si curieux de Mil-yang. Après deux heures d’attente je puis enfin sortir et commencer à opérer, au grand ébahissement d’une partie de la population, que mes deux soldats maintiennent à la distance nécessaire de mon objectif. Un chien de taille moyenne, au poil jaunâtre et aux yeux verts, comme ils sont souvent ici, me suit partout, car je l’ai caressé, ce que ne font jamais les Coréens. Je crois avoir trouvé la raison de cette répulsion bizarre chez des gens qui aiment les animaux : elle provient de ce qu’un certain nombre d’enfants courant nus à travers la campagne ont été mutilés par les chiens. Aussi, pour éviter la fréquence de ces accidents, habitue-t-on les petits garçons à leur jeter des pierres, ce qui fait que plus tard, étant devenus hommes, ils chassent et rudoient ces malheureux quadrupèdes. Ceux-ci, repoussés de tous et vivant à demi sauvages, voient augmenter encore l’aversion profonde qu’ils inspirent par les innombrables teks, petites araignées brunes de la grosseur d’un pois, qui, armées de courtes pattes, fourragent à l’envi dans leur fourrure mal entretenue. Ils n’en restent pas moins fort intelligents, et à Séoul savent très bien ouvrir eux-mêmes la petite chatière qu’on leur ménage au bas de chaque porte et dans le volet qui en double la fermeture de nuit. Cela leur permet de rentrer à toutes heures et d’échapper ainsi aux gourdins des Coréens, qui, comme les Chinois, apprécient surtout cet animal sous la forme de ragoût et particulièrement de côtelette.

Mais il est temps de partir : nous nous éloignons, réchauffés par le soleil, dégagé enfin des nuages qui interceptaient ses rayons. Toute la campagne rafraîchie étincelle de mille feux, illuminant autour de nous bouquets d’arbres, fermes et champs admirablement cultivés. Je me retourne et, jetant un dernier regard sur les murailles de Mil-yang, j’y retrouve les traces de maints combats autrefois soutenus contre les Japonais. Comme les bandes d’oiseaux que nous rencontrons souvent se dirigeant vers le sud-est, les envahisseurs durent aussi fuir, non devant la rigueur du climat, mais en face de tout un peuple se levant pour reconquérir son indépendance. Puissions-nous voir un jour s’effectuer chez nous une pareille migration !

Après avoir quitté Ori-tchang et passé le Sain-tang et le Kou-fa, affluent du Nak-tong-yang, nous nous éloignons du fleuve et nous traversons plusieurs villages importants, notamment Tang-yori-tchou, à l’entrée des-

  1. L’auteur en a rapporté une collection qui compte près de deux mille numéros. M. Varat l’a offerte à l’État. Elle sera inaugurée cette année au musée Guimet, en même temps que paraîtra son volume.