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reux évadés ce malin, si on parvient à les reprendre.

Les cuisines sont spacieuses et, pour la propreté, feraient honneur à n’importe quel chef en Europe. On y voit plusieurs énormes chaudrons en cuivre, qui servent à préparer le repas pour les neuf cents forçats que contient pour le moment le bagne.

Le dîner est prêt, on m’offre d’y goûter. Le chef plonge dans une des énormes marmites une énorme cuiller à pot, et me verse dans une assiette une large portion de l’unique mets qui compose le menu. C’est une soupe au poisson salé dans laquelle la chair même du poisson est émiettée par la cuisson : c’est loin d’être mauvais.

Dans la boulangerie, grande animation. On travaille du matin au soir à la fabrication du pain. Car, comme je l’ai dit plus haut, il n’y a pas moins, pour le moment, de neuf cents forçats, et à chaque forçat on donne trois livres et demie de pain en été et quatre livres en hiver. Ce qui fait un total de plus de trois mille livres par jour. Rien-ne se fait à la machine, les ouvriers doivent donc être nombreux : les uns pétrissent, les autres cuisent, d’autres rangent le pain qui sort du four sur de grandes étagères à claire-voie, pour le laisser rassir. Ce pain, fabriqué avec d’excellente farine de seigle, serait trop indigeste s’il était mangé frais.

TYPES DE FORÇATS[1].

Il y a donc constamment sur les étagères plus de six mille livres de pain, la provision du jour faite la veille et celle du lendemain qui ne cesse d’arriver. La boulangerie rivalise de propreté avec la cuisine. Les hommes eux-mêmes ont un air convenable.

Dans une salle, certains sont occupés à couper et à peser dans des balances la portion qui doit revenir à chacun. Plusieurs centaines de parts sont déjà faites. On me prie d’en prendre une au hasard, d’en vérifier le poids et d’y goûter. Je m’empresse de le faire : il y a bien trois livres et demie. Quant à la qualité, je dois déclarer que ce pain était le mieux pétri, le mieux levé, le mieux cuit, en somme de beaucoup le meilleur de tous les pains de seigle que nous ayons mangés pendant notre voyage.

Au moment où nous sortons de la boulangerie, je vois, réunis au milieu de la cour, les forçats dangereux que nous sommes allés visiter. Un piquet de Cosaques les entoure. On va faire l’appel, puis les conduire sur la route aux différents travaux auxquels ils sont employés.

Je demande à faire leur photographie : on me le permet de très bonne grâce. Ces malheureux eux-mêmes se prêtent volontiers à mon désir. C’est pour eux une distraction, un répit de quelques minutes. Bientôt, sur un ordre donné, ils quittent l’enceinte du bagne. Nous les avons rencontrés plus tard sur la route, en train de travailler, mais sans conviction.

Tout ce dont on se sert dans l’île est fabriqué par les forçats. À une certaine distance en dehors de la ville, sont des ateliers de menuiserie, de serrurerie, etc. ; les nombreux ouvriers qui y travaillent ont l’air d’honnêtes artisans des faubourgs d’une grande cité. À voir ces ateliers en rase campagne, sans aucune clôture, on ne dirait jamais qu’on se trouve dans un bagne et qu’on a des forçats devant soi.

Certains d’entre eux sont de véritables artistes en ébénisterie. J’ai vu chez M. Taskine et dans les ateliers de magnifiques meubles, tables, buffets, secrétaires, en bois verni du pays, du plus bel effet. On utilise surtout, pour faire du placage, les excroissances qui se produisent sur certaines essences de bois blanc à la suite de maladies parasitaires. Ce bois rappelle beaucoup le thuya, mais avec une plus grande variété de dessins. J’ai rapporté une petite boîte fabriquée par le meilleur ouvrier ébéniste du bagne avec l’excroissance en question.

En somme, de ma visite dans l’île Saghaline, lieu de détention des pires criminels que produise la Russie, il ressort que ces criminels sont traités avec la plus grande humanité, et que ceux qui, au lieu de se révolter contre le juste arrêt qui les a condamnés, cherchent à racheter leur passé par la soumission et par une conduite irréprochable, trouvent aide et encouragement auprès des autorités russes et finissent par mener une vie relativement libre et heureuse.

Ma visite n’était ni annoncée ni attendue, et toutes les portes m’ont été ouvertes sans la moindre hésitation, sans qu’il ait été besoin de le demander. Ce que

  1. Gravure de Bazin, d’après une photographie.