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venait d’être envoyé à Vladivostok, s’est précipitée dans l’Amour. Malgré toutes les recherches, son corps n’a pu être retrouvé. Chacun porte instinctivement ses regards sur le fleuve comme dans le vague espoir d’y découvrir le cadavre de cette infortunée. Mais l’Amour, souvent sans profondeur et rempli de bancs de sable, n’a pas moins, un peu au-dessous de Habarovka, de neuf verstes de large, d’après la carte de l’état-major, que le général Kakourine veut bien m’offrir et dont je lui suis très reconnaissant. Nos passagers sont fort affectés par celle nouvelle : tous connaissaient la jeune fille.

Au moment de partir on s’aperçoit qu’il y a une petite avarie à la machine, ce qui signifie arrivée à Habarovka avec du retard. Tous nos officiers, qui sont attendus chez eux avec impatience, se précipitent au bureau du télégraphe. Je les vois revenir furieux au bout de quelques minutes : le télégraphiste était trop ivre pour recevoir leurs dépêches.

Voilà un employé qui choisissait bien mal son temps ! Se griser au moment où des officiers supérieurs en inspection ont besoin de ses services ! Nos pauvres généraux ont l’air très déconfit. Ce sont des hommes de famille par excellence, et la pensée qu’on peut être inquiet chez eux les tourmente.

Bientôt le temps devient tout à fait mauvais, la pluie tombe à torrents à deux reprises ; il n’y a que demi-mal, car le pays est assez plat et peu intéressant. Mais nos officiers me font remarquer que la montagne Hertsire, située à une trentaine de verstes de la ville, droit au sud, est couverte de nuages, ce qui est un signe infaillible de mauvais temps. Nous aurions bien besoin cependant d’un peu de soleil, pour visiter Habarovka, la capitale et le grand centre militaire de ces immenses provinces de l’Amour.


XII

Habarovka.


Nous n’arrivons à Habarovka qu’avec une heure de retard. Déjà nous apercevons sur la haute falaise une grande construction isolée, Des soldats montent la garde autour : c’est la poudrière. Plus loin, à une certaine distance, encore une construction, mais plus importante : c’est la prison. Puis nous distinguons les toits de la ville, les clochetons de la cathédrale, et la pointe Mouravieff à l’embouchure de l’Oussouri, surmontée de la statue du conquérant de l’Amour, qui domine le fleuve et son affluent. Enfin nous sommes amarrés à un grand ponton en fer en communication avec la terre.


Mme la générale Arsenieff monte à bord avec sa fille. Elle nous fait le plus gracieux accueil. Puis, pendant que Marie et elle causent dans le salon, nous regardons, les deux généraux et moi, le débarquement des passagers : c’est toujours intéressant. Tout à coup, au tournant de la route, qui fait un coude, débouche un magnifique drojki, traîné par deux chevaux superbes. C’est une femme qui tient les rênes, une femme jeune et élégante. Au trot de l’un des chevaux et au galop de l’autre, elle fait décrire à son attelage un cercle de la plus pure correction, et s’arrête. Un de nos passagers saute à côté d’elle dans la voiture, qui repart comme elle est venue. « Eh quoi ! dis-je aux généraux, même à Habarovka ? — Oui, monsieur, me répond l’un d’eux, même à Habarovka. »

HABAROVKA : ARC DE TRIOMPHE[1] (PAGE 236).

Bientôt nous restons seuls dans le salon. Il est près de 6 heures, et nous devons aller souper chez le général Arsenieff, ce qui veut dire habit noir et le reste. Or tout cela est dans la soute aux bagages, enregistré pour Stretinsk, et je ne pourrai l’avoir que quand on aura enlevé tous les sacs de dépêches. Cela demande

  1. Dessin de Berteault, d’après une photographie.