Ce marchand ambulant descend le fleuve, s’arrêtant à tous les villages. Il s’arrange pour partir de Stretinsk à l’ouverture de la navigation, il met trois mois à descendre l’Amour, et quand il arrive à Nikolaïevsk, il ne lui reste plus généralement que les madriers du radeau et les planches de la maison. Il vend le tout à un chantier de construction et remonte en vapeur à Stretinsk pour préparer son voyage de l’année suivante. Des trains de chevaux et de bestiaux sont expédiés d’après le même principe.
La chaleur est très forte et les taons sont insupportables. Les enfants en font un véritable carnage avec des filets que je leur fabrique à l’aide d’un vieux voile. Nous passons la nuit à Koumarskaya.
30 juin. — À 4 heures du matin le thermomètre marque 31° dans notre cabine fermée. Dehors il fait une température agréable, mais on sent que la journée sera chaude.
Le paysage est plus pittoresque. Vers 8 heures, nous longeons sur la rive chinoise une falaise qui a près de 200 pieds de haut ; elle est à pic et formée d’énormes assises de rochers superposés, entre lesquels, vers le milieu, suinte un liquide abondant que le capitaine me dit être du pétrole, que personne ne songe à exploiter. De l’autre côté du fleuve, à peu de distance, est le village russe de Koltsova.
Le fleuve coule rapide et large, suivant le pied des montagnes, souvent très élevées, qui lui font décrire les courbes Les plus majestueuses. La nature est sauvage. Des troncs calcinés, mais encore debout, émergent çà et là des taillis d’un vert frais qui ont remplacé l’antique forêt, détruite par l’incendie jusqu’aux sommets les plus élevés. Souvent nous passons, par une brusque transition, de l’extrême chaleur à une fraîcheur glaciale, quand nous nous trouvons dans un de ces cirques entourés d’une haute muraille de verdure, où à le soleil semble ne jamais pénétrer.
Une chose à laquelle je n’ai jamais pu m’habituer en Sibérie, c’est à voir, disons le mot, chiquer presque tout le monde. Hommes, femmes, garçons et filles ont les mâchoires perpétuellement en mouvement. Il ne s’agit pas ici de tabac, mais de résine d’une sorte de pin. Cette chique a au moins cela d’avantageux, qu’elle est économique : la même peut servir des années. Vous causez avec une jeune fille, par exemple ; quand elle parle, vous vous imaginez qu’elle à une fluxion qui voyage de la joue droite à la joue gauche ; quand elle ne parle plus, vous pourriez croire qu’elle rumine.
Vers 4 heures nous arrivons aux montagnes blanches, ou montagnes qui fument. La rive chinoise est basse et complètement nue. C’est une longue pointe, formée vraisemblablement d’alluvions apportées par le remous, débris de la haute muraille blanche que nous voyons à notre droite. L’Amour, dont ici le courant est extrêmement violent, se précipite comme un bélier sur les calcaires qui l’arrêtent. Il a déjà creusé leur masse sur près de 5 verstes de profondeur, et nous voyons les deux parois entre lesquelles il décrit une demi-circonférence parfaite de moins de 1 500 mètres de rayon.
Au sommet, la végétation n’est pas très active, la terre végétale est trop peu épaisse. Sur les flancs, quelques bouleaux ont réussi à trouver une nourriture suffisante dans les miettes d’humus apportées par des éboulements. À certains endroits, entre les interstices des assises de pierre ou à l’orifice d’un trou dont les bords sont tout noirs, s’échappe une fumée grise d’une intensité variable. D’où provient cette mystérieuse fumée ? On prétend que sous la montagne se trouve du charbon en voie de formation.
Combien je regrette de ne pouvoir descendre à terre et prendre une vue de ce cirque merveilleux ! Il faut me contenter d’un instantané saisi au vol du pont du Yermak, qui me donnera quelques mètres seulement des montagnes blanches fumeuses, mais sera dans tous les cas un souvenir de cette étrange et sauvage partie de l’Amour.
On m’assure que le charbon de terre ne manque pas en Sibérie, et, si je demande pourquoi on ne l’exploite pas, on me montre les forêts qui nous entourent en disant : « À quoi bon creuser la terre pour chercher du charbon, quand on a à sa surface un combustible tout trouvé et facile à prendre ? »
Toute la Sibérie est là. Le pays est trop riche pour le petit nombre de ses habitants, auxquels la facilité de la vie donne des allures de créoles.
Bientôt le paysage change d’aspect. À la muraille blanche succède un champ d’immenses rochers à surface presque unie. L’un d’eux a plus de 20 mètres de diamètre : on dirait Fontainebleau et les gorges de Franchard. Puis les rochers disparaissent, et l’Amour coule plus doucement au milieu des forêts sans fin qui recommencent à border ses rives.
À 6 heures nous nous arrêtons pour faire du bois à Yermakova. Ce poste, de même que notre steamer, à reçu son nom en souvenir d’Yermak, ataman des Cosaques du Don, qui en 1580, à la tête de 6 000 hommes, s’empara de Sibir, sur l’Irtich, la capitale de la Sibérie, qui bientôt lui fut soumise en entier, et dont il fit hommage en 1583 au tsar Ivan IV, afin de pouvoir conserver sa conquête. Attiré dans une embuscade par un chef tatar, Yermak, se noya dans le fleuve, qu’il tenta de traverser à la nage pour échapper à la captivité.
Nous nous amarrons contre un radeau qu’on est en train de charger de bois de chauffe. À terre, les muguets ont reparu, ils jonchent le sol. Nous trouvons aussi quelques fraises.
Cependant la soirée est splendide. Après la chaleur étouffante de la journée, tout le monde est dehors à respirer, car dans les cabines il fait une température de serre chaude. Rien n’est beau du reste comme ces longs crépuscules du nord au milieu de ces solitudes immenses mais toujours variées.
Cela tient probablement aux essences que nous brûlons, mais jamais il n’y a eu autant d’escarbilles. La