blé pour nous, nous tremblons maintenant pour eux.
Hane définit ainsi le tarantass : un gros tonneau coupé en deux dans le sens de la longueur, avec une capote par derrière, et un siège par devant, placé sur un chariot à quatre roues. Il y a beaucoup de vrai dans cette description.
Le chariot se compose de huit perches d’environ 3 m. 25 de long, fixées à l’arrière sur l’essieu et à l’avant sur une pièce de bois que traverse la cheville ouvrière, perches dont la longueur fait l’élasticité. C’est sur celles que se pose le demi-tonneau, comme dit Hane, dont, à l’inverse de ce qui se voit dans les navires, l’armature est placée en dehors. Un tablier qui vient s’attacher à la capote permet de fermer assez hermétiquement la voiture quand il pleut ou quand on veut dormir. Un sabot, destiné à enrayer une des roues de derrière, est fixé à l’avant par un long câble. Derrière est une fourche en fer qu’on doit laisser traîner aux montées pour empêcher l’équipage de reculer aux pentes trop rudes quand les chevaux sont impuissants à le retenir. Cette dernière pièce est plutôt un embarras : elle aurait pu nous servir une fois, mais naturellement elle était à ce moment attachée la pointe en l’air.
La caisse de la voiture, longue de 2 mètres et large de 1 m. 30, ne contient aucun siège. On y range ses bagages comme des paquets dans une valise, et l’on se met par-dessus. Il est évident que nos belles et solides malles, commandées à Paris pour la circonstance, seraient on ne peut plus incommodes dans le tarantass. D’un autre côté, tout le monde n’a cessé de nous répéter que ce que l’on place derrière la voiture, attaché avec des cordes, est volé. Nous avons vu plus tard cependant beaucoup de tarantass portant des malles ainsi placées par derrière : mais elles étaient attachées par tout un système de chaînes de fer.
Nous nous résolvons à réexpédier une caisse par Nikolaïevsk et les Indes. Nous la chargerons des choses qui ne sont pas d’absolue nécessité, les plaques photographiques déjà employées, le renard noir, etc. La seconde malle vide sera placée derrière la voiture. Si on la vole…, on sera volé et nous en serons quittes pour en racheter une autre à Tomsk. Si elle arrive à bon port, nous serons très heureux de l’avoir. J’ai vu souvent aux stations des gens à mine louche jeter sur cette malle des regards suspects. J’avais grand soin de dire assez haut aux cochers, qui avant de monter sur le siège doivent faire le tour de l’équipage pour s’assurer que tout est bien en ordre, de ne pas s’inquiéter de la malle, qu’elle était vide. N’ai-je pas vu à plusieurs reprises des gens dans les villages, pendant que nous changions de chevaux, venir essayer de la soupeser ?
Les Sibériens se servent de valises en cuir mou, très larges, très longues, très plates, sans autre fermeture que des boucles. Ces valises, fort chères, ne nous seraient d’aucune utilité à partir de Tomsk. Nous nous contenterons donc de faire deux ou trois ballots que nous entourerons de feutre mongol et d’une simple corde. Un panier japonais composé de deux parties dont l’une rentre dans l’autre contiendra les effets qui craignent d’être froissés, la robe de cérémonie de Madame et l’habit noir de Monsieur. Deux sacs en toile à voile compléteront les bagages.
Je vais faire une visite au colonel, qui m’assure que des ordres ont été donnés à toutes les stations de tenir toujours trois chevaux prêts jusqu’à mon passage. Je n’aurai qu’à prévenir l’ataman des cosaques de l’heure à laquelle je désire partir.
Vendredi. — Nous faisons les paquets. Le garçon de l’hôtel va m’acheter pour 3 roubles un carré de feutre et une certaine quantité de cordes. Il revient en me disant qu’il s’est bien gardé d’aller prendre ces choses chez un juif, « Les juifs sont, dit-il, trop voleurs ». Je ne fais nulle réflexion.
Le général et Mme Kapoustine viennent nous dire adieu. Ils sont accompagnés d’une bonne. Nous les voyons monter en deux voitures tous les onze, je pourrais dire douze d’après les confidences qui me sont faites et qui devraient nous rassurer sur le voyage en tarantass, que Mme Kapoustine affirme du reste préférer au voyage en chemin de fer : à la vitesse près, nous sommes maintenant de son avis…, quand les routes sont bonnes.
Stretinsk, tête de ligne de navigation, est plus grand qu’un bourg. Il s’étend sur la rive droite de la Chilka, sur une longueur de plus de deux verstes. À l’extrémité Nord est un camp assez important dans lequel se trouve la prison où l’on enferme les forçats jusqu’à leur départ en barge pour le bas Amour. Nous en voyons justement passer une chaîne devant nos fenêtres. La décrire, c’est décrire toutes celles que nous avons rencontrées entre Tomsk et Stretinsk. Celle-ci cependant est particulièrement importante comme nombre. On y voit des types de toutes les races qui composent l’immense empire russe. Les uns ont le visage pâle et les cheveux blonds des hommes du nord, d’autres le teint cuivré des Asiatiques, la figure énergique des habitants du Caucase, le nez crochu des Israélites, etc. Presque tous ont encore le costume de leur pays. Je reconnais entre autres deux Persans. Ils sont à pied, avec des chaînes aux jambes qui ne les empêchent cependant pas de marcher d’un pas rapide. Des télégas suivent, dans lesquelles sont entassés un certain nombre de femmes, d’enfants et de condamnés malades ou infirmes. Devant, sur les côtés et derrière, marchent une douzaine de Cosaques, fusil sur l’épaule. Très peu d’ordre du reste dans le cortège ; les deux ou rois premiers rangs seuls un peu serrés. Tout ce monde, détenus et escorte, cause, rit et a plutôt l’air gai. Hane a surtout le don de les mettre en joie, et il vaut peut-être mieux pour nous ne pas comprendre très bien toutes les remarques que lui adressent certaines jeunes personnes qui font partie de la chaîne, bien que libres de leurs mouvements.
L’ataman prend son rôle un peu trop au sérieux. Il