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Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/10

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que maître Loret avait quitté sa couche avant l’aube.

Comme la chambre du digne homme donnait sur une cour aussi étroite qu’on peut le souhaiter, et que cette cour était encaissée entre de hauts bâtiments enfumés, il se fit la barbe presque à tâtons et se taillada quelque peu la joue droite, une bonne joue bien dodue ; et la joue gauche était dodue aussi ; et M. Loret était dodu et trapu, mais leste et dispos. En un instant il eut boutonné sur sa poitrine carrée un paletot à longs poils, qui avait vu de meilleurs jours, et qui commençait à devenir chauve à l’endroit des coudes. L’homme dodu prit dans un coin un gourdin trapu et noueux, et se dit : « J’ai idée que c’est tout. » Il réfléchit une bonne minute, et partit ensuite d’un bon pas, laissant derrière lui femme et enfants endormis. Endormis ou non, tous les membres de la famille Loret semblaient s’être donné le mot pour être dodus et réjouis.

Quand l’huissier fut parvenu à la route qui conduit de Châtillon à la Mésangette, il hésita un instant. « Par ici, c’est plus court d’un tiers, se dit-il à lui-même, mais c’est la grande route et il y a beaucoup de poussière ; par là, c’est plus joli, et j’ai idée que je vais prendre par là. » Et il prit par là. C’était un joli sentier qui s’engageait dans les prés à partir du poteau de l’octroi, et suivait les détours capricieux de la Louette. Une buée transparente s’élevait lentement de la petite rivière, et se dissipait peu à peu après avoir tournoyé quelques instants. Les feuilles grêles des vieux saules frissonnaient toutes à la fois au vent frais du matin, et l’on entendait les longs murmures des grands peupliers, imitant le bruit d’une chute d’eau dans le lointain. Çà et là de gros bouquets d’aulnes s’arrondissaient et faisaient des taches sombres dans la perspective fuyante. Les coteaux lointains, qui couraient parallèlement à la vallée et à la rivière, se détachaient en violet clair sur un ciel d’une immense profondeur, rayé de rose, de vert et d’or.

Si maître Loret eût été un peintre, il n’eût pu se tenir de saisir sa palette et ses pinceaux ; s’il eût été un poète, il eût invoqué la Muse en présence d’un pareil spectacle : mais ce n’était qu’un simple huissier ; il se contenta de jouir avec délices de cette belle matinée d’été, songeant qu’il était plus agréable de se promener à travers les prés étincelants de rosée que d’être enfermé dans une toute petite étude enfumée à minuter des exploits. Il ne regrettait qu’une seule chose : c’était de n’avoir pas tout son petit monde avec lui. Pour se consoler sans doute, il tira d’une de ses poches une grosse pipe de terre, bien noircie, et se dit joyeusement : « J’ai idée que je vais en allumer une, » (sous-entendez une pipe) ; et il en alluma une.

C’était plaisir de voir comme il aspirait la fumée avec délices, et comme il s’amusait à suivre de l’œil les grosses bouffées qui s’élevaient lentement, et mollement flottaient avant de s’évaporer.

Pour varier ses plaisirs, il faisait le moulinet avec son gros gourdin, et ne s’interrompait de temps à autre que pour pousser une botte vigoureuse à quelque vieux saule. Le vieux saule sonnait creux et frissonnait du coup jusqu’à la pointe de ses dernières feuilles. Dans quelques anses tranquilles, la surface de la rivière disparaissait sous un véritable tapis de lentilles d’eau et de vastes feuilles de nénuphars, dont on voyait pointer les belles fleurs d’un blanc mat et pur. En d’autres endroits où le courant était plus resserré et plus rapide, on voyait dans l’eau, claire comme un cristal en fusion, ondoyer et se tordre de longues chevelures d’herbes aquatiques, tandis que le soleil dessinait de mobiles réseaux dorés sur le sable blond.

L’huissier fut saisi de ce grand calme de la nature, il en jouissait profondément, sans se donner la peine d’analyser et de gâter sa jouissance ; il se sentait aussi heureux et aussi gai que les petits poissons qui, pour s’amuser, remontaient le courant par flottilles. En ce moment, il ne songeait pas plus qu’eux qu’il pût y avoir au monde des tribunaux rendant des jugements, des débiteurs récalcitrants, et des huissiers chargés de les mettre à la raison.

Il fut ramené au sentiment de la réalité par le bavardage et les coups de battoir de quelques commères qui lavaient leur linge à un coude de la rivière, et que dérobait à sa vue une forêt de grands roseaux à feuilles flottantes et à longs panaches gris. Quand il passa près d’elles, elles affectèrent de pencher la tête sur leur tâche, pour n’avoir ni à le saluer, ni à lui refuser le salut. C’était un huissier, et les paysans se figurent volontiers que quand