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Léon pour le présenter chez M. Defert ; auparavant il avait indiqué à Paul, promu du coup au grade de clerc d’huissier, ce qu’il aurait à faire en son absence. Les fillettes lavèrent la vaisselle. Le médecin et l’avocat en herbe partirent pour l’école des Frères, et firent la route en jouant à saute-mouton.

Le n° 9, le seul oisif de la maison, eut toute liberté de la parcourir à sa guise, et ne s’en fit pas faute. Quand il fut las de grimper sur les chaises pour regarder par les fenêtres, de monter l’escalier et de le redescendre, de traîner les chaises d’une pièce dans l’autre, il s’endormit dans le premier coin venu, et l’on n’entendit plus dans la petite maison, si bruyante il y a un instant, que le tic-tac du coucou, le bruit des assiettes qu’on lavait avec accompagnement de chuchotements et de rires étouffés, les coups de sonnette des élèves qui venaient prendre leur leçon, et dans la salle d’armes le bruit des pieds, des cris rhythmés, et les huées qui accueillaient les bévues des tireurs maladroits. Joignez à cela des essaims de mouches bourdonnantes ; et, planant sur le tout, une odeur peu aristocratique de soupe aux choux et de tabac caporal, qui allait s’affaiblissant comme le souvenir d’un beau rêve, et vous comprendrez pourquoi Aubry disait que la maison « ne se ressemblait plus ». Elle se ressemblait cependant en ce sens qu’elle était toujours habitée par de braves gens, et par des gens heureux.

À quoi pensait Mme Loret, en faisant mousser son savonnage ? Se disait-elle que sa vie aurait pu être moins rude et moins pénible, sans grand inconvénient ! Pas le moins du monde. Elle admirait dans sa naïveté ses enfants joufflus, autant que Mme de Trétan pouvait admirer Michel, quand il caracolait sur son poney. Elle récapitulait toutes les bonnes aubaines des dernières années, et se disait, en son cœur simple et reconnaissant, que Dieu protège visiblement les nombreuses familles. En admettant ce principe consolant, quelle famille, à Châtillon, mieux que la famille Loret était digne de la protection de Dieu ?


CHAPITRE XIV


Thorillon trouve sa voie.


En principe, Thorillon n’a pas approuvé le mariage de Mlle Marguerite. À son avis (avis qu’il garde d’ailleurs fort discrètement pour lui), elle aurait dû épouser quelqu’un de Châtillon, qui ne l’aurait pas emmenée un beau jour à l’autre bout de la France. Car il avait pris ses renseignements, et savait que M. Nay (un savant d’ailleurs, et un honnête homme) ne pouvait pas demeurer toute sa vie à Châtillon-sur-Louette. À travers les vitres des bureaux, il avait observé madame quand elle se promenait dans le jardin ; et il tenait pour démontré que madame avait du chagrin. Ce n’était pas juste, à son avis, et le chagrin n’était pas fait pour madame.

Plus il réfléchissait là-dessus, plus il lui semblait que M. Nay commettait une mauvaise action, et il avait, pendant quelque temps, nourri contre l’ingénieur autant de haine qu’il en pouvait tenir dans son cœur débonnaire. Mais quand le mariage fut décidé, il fit un effort, et s’habitua à considérer M. Nay comme quelqu’un de la famille, et dès lors il cessa de le détester. On remarqua même qu’il s’intéressait tout particulièrement à lui ; il semblait l’étudier avec une attention profonde ; mais on n’y prit pas garde, et l’on se dit que c’était encore une de ses lubies, et le pauvre garçon en avait tant !

Quand Thorillon était devenu orphelin, Mme Defert l’avait pris sous sa protection. Elle l’envoya à l’école. Il apprit à lire avec beaucoup de peine, parce qu’il était très-borné, mais on fut tout de suite émerveillé de son écriture. « Il n’écrit pas, disait le maître d’école avec admiration, il peint ! » En effet, il copiait avec une fidélité extraordinaire tous les modèles que l’on plaçait devant lui, de quelque caractère qu’ils fussent ; mais il ne put jamais aller plus loin. On essaya de lui faire apprendre un métier, mais il fallut y renoncer. C’est alors qu’il demanda de lui-même « à faire des écritures ». On l’attabla devant un pupitre pour y faire des copies. Il y mettait le temps, ayant l’habitude de tout calligraphier avec un soin scrupuleux ; mais il ne laissa jamais passer la moindre erreur, et M. Dionis le tenait en haute estime. Comme il avait besoin d’exercice, et qu’on ne pouvait le décider à jouer avec les garçons de son âge, on lui fit faire les courses ; et l’on reconnut que là encore on pouvait compter absolument sur lui. La seule gaminerie qu’il se permît, c’était d’insulter les chiens et de troubler les chats (pas ceux de la maison, bien entendu ; ceux-là étaient sacrés). Les commis avaient d’abord essayé de s’amuser de sa simplicité, mais M. Defert ayant dit, une fois pour toutes, que c’était une honte d’abuser de sa naïveté, on le laissa parfaitement tranquille. Il menait donc la vie la plus occupée et la plus heureuse, quand le mariage de