Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/108

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’un chef-d’œuvre de calligraphie, dont voici la teneur :

« Madame,

» J’ai l’honneur de faire part à Madame, que je voudrais bien, si cela ne vexerait pas Madame, lui parler toute seule,

 » De
Madame
le
profond
serviteur.
» Signé : B. Thorillon.

» P. S. Aux ordres de Madame, et Madame peut croire que le plus tôt sera le meilleur. »

« Qu’est-ce que cela peut signifier ? » se dit Mme Defert en souriant. Elle sonna, et fit prévenir Thorillon qu’elle l’attendait.

La première idée du pauvre diable fut de se sauver bien loin pour éviter l’entrevue qu’il avait sollicitée, tant il se trouvait audacieux de l’avoir demandée. Il se roidit cependant, et tâcha de faire bonne contenance, puis il se convainquit par le raisonnement : ce que je demande n’est pas mal, et d’ailleurs il le faut ! Ce dernier argument lui rendit son courage, qu’il perdit de nouveau dans l’escalier quand il s’aperçut que sa petite harangue avait fui par les trous de sa mémoire.

« Ça ne fait rien, dit-il en se cramponnant à la rampe de l’escalier, il le faut ! il le faut ! il… le… faut ! »

Un coup discret à la porte, une voix douce qui dit :

« Entrez ! » et Thorillon a franchi le Rubicon. Il s’adosse à la porte qu’il vient de refermer, et refuse absolument de s’asseoir, sous prétexte que : ça ne se fait pas !

« Vous avez demandé à me parler, dit Mme Defert ; auriez-vous à vous plaindre de quelqu’un ou de quelque chose ?

— Oh ! madame Defert !… Pardon ! reprit-il avec confusion. Je voulais dire que Madame est trop bonne et que tout le monde ici est trop bon pour moi. Me plaindre ! Ce serait du beau !…

— Alors que voulez-vous me dire ? »

Thorillon fit deux pas en avant, et se penchant un peu, il dit à demi-voix, en regardant de tous les côtés si quelqu’un ne l’écoutait pas : « Dans les commencements, je n’ai pas aimé M. Nay. Il allait emmener Mlle Marguerite, et Madame en avait du chagrin.

— Et maintenant ? dit Mme Defert dont l’attention s’était éveillée.

— Maintenant c’est autre chose : il est de la famille. Et puis, il n’y a pas à dire le contraire, il rend Mme Nay heureuse. Mais moi, j’ai réfléchi sur tout cela. Et d’abord : je ne gagne pas le pain que je mange, et je me considère comme un voleur. Que Madame me pardonne, mais c’est la pure vérité. Alors, depuis tantôt deux ans, je me suis mis à apprendre un tas de choses : je sais cirer les bottes, raser, coiffer, je sais même friser, je sais faire le ménage, la cuisine, le marché, et tout ! Je sais parler à la troisième personne ; je sais annoncer les visites ; au besoin, je saurais me tenir debout derrière une voiture avec une culotte courte et des bas blancs ! »

Mme Defert ne savait où il voulait en venir, et sa figure exprimait une stupéfaction profonde. Thorillon se méprit sur l’expression de sa physionomie et reprit avec chaleur :

« Se tenir debout derrière une voiture ! ce n’est pas si difficile que Madame se l’imagine. J’ai essayé plusieurs fois ! »

Arrivé là, il tourna court, et fit connaître l’objet de sa demande.

« M. Nay a besoin d’un valet de chambre ! Oh ! madame, je vous en supplie, ne me dites pas qu’il n’en a pas besoin. Il lui faut toujours bien un domestique à tout faire. Accordez-moi votre protection, et dites-lui qu’il me prenne à l’essai. Et puis, quand ils partiront d’ici, cela fera plaisir à Mlle Marguerite… pardon !… à Mme Nay de voir une figure de connaissance. Ça lui rappellera à tout instant Châtillon, la maison et tout ! M. Nay est un savant, mais il n’est pas de Châtillon. Il ne peut pas connaître toutes les petites histoires du pays comme moi. On dit que les gens qui sont loin du pays aiment tout ce qui leur rappelle le bon temps. Que Madame y songe ! Sans doute, Mme Nay vivra au milieu d’un tas de préfets, de princes, de marquis, et ce sera bien honorable pour la famille. Mais toutes ces personnes-là auront beau faire, elles ne pourront toujours pas lui parler du temps où elle était petite fille, de la naissance de Mlle Marthe, ou du baptême de M. Jean. »

Mme Defert était fort embarrassée, et ne savait trop que répondre. Pour gagner du temps, elle dit à Thorillon qu’elle ne pouvait rien décider à elle toute seule, qu’elle avait besoin de réfléchir, de consulter M. Nay ; et elle lui conseilla de réfléchir de son côté.

« Oh ! de mon côté, c’est tout réfléchi ! il y a deux ans que je rumine ça dans ma tête. Mais, pour faire plaisir à Madame, je réfléchirai encore. »

Il eut un silence de quelques instants qui fut rompu par Thorillon : « Je ferai observer à Madame que mon petit nom est Baptiste ; un nom commode à dire et fait tout exprès : Baptiste, le feu est-il allumé dans le cabinet de Monsieur ? — Baptiste, allumez la lampe ! — Baptiste, fermez les volets ! — Baptiste, où sont les enfants ? — C’est encore à considérer. »

Ayant lancé ce dernier argument, Baptiste se dirigea vers la porte, et il allait la refermer discrètement derrière lui, lorsqu’il s’arrêta comme s’il lui fût venu une nouvelle idée. Ayant toussé derrière sa main, en manière de rentrée : « Madame pourrait ajouter que j’aime beaucoup les enfants, et que les enfants ne se déplaisent pas avec moi. Je sais les amuser, les promener ; je sais faire des sifflets avec des branches de