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Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/124

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de ses bâillements quand il s’ennuiera ? car tu peux être sûr qu’il s’ennuiera plus d’une fois et qu’il le laissera voir. Le fond de son éducation est bon, puisqu’il respecte ses parents et son professeur, mais ses manières sont peut-être un peu rudes. Peux-tu répondre que tu n’en seras pas choqué, et que tu ne le lui feras pas sentir ?

— Je ferai de mon mieux, répondit Jean, pour lui être utile ; je veillerai tant que je pourrai à ce qu’il n’ait pas à se plaindre de moi. Permets-moi d’essayer et de te consulter dans les cas embarrassants. Je ne puis pas dire que je sois sûr de réussir, puisque je n’ai jamais essayé ; mais ce dont je suis sûr, c’est que le pauvre petit a besoin d’aide, et que je ferai bien de l’aider. »

Mme Defert donna son consentement, et se chargea de traiter l’affaire avec la famille Loret.

M. Loret voulut faire un petit remerciment bien tourné, mais il s’embrouilla si bien dans la première phrase, qu’il y serait encore si Mme Loret n’avait pris la parole pour dire tout simplement : « Madame, vous avez toujours été la meilleure des femmes, et votre fils tient de vous. »

Ici M. Loret, pour se rattraper, fit allusion au proverbe : Bon chien chasse de race. Mais il se mordit bien vite la langue quand il vit que sa ménagère fronçait le sourcil. Elle trouvait la métaphore du chien un peu risquée, quand il s’agissait de Mme Defert et de son fils.

Quand Mme Defert et Jean furent partis, on félicita de toutes parts l’aspirant aux professions libérales. Seul il paraissait soucieux. Il se demandait dans sa jeune cervelle si, une fois qu’il serait dans la grande maison de la rue du Heaume, on ne le retiendrait pas de force pour faire de lui un pensionnaire. C’est qu’il avait toute fraîche dans la mémoire l’aventure d’un petit de sa classe, qu’on avait amené au collège sous le fallacieux prétexte de visiter ce monument, et derrière lequel la porte s’était bel et bien refermée. Depuis ce temps-là, il passait toutes ses classes à pleurer et à regretter un corbeau qu’il avait apprivoisé. « Je ne veux pas quitter la maison ! criait le jeune Cyprien en se cachant dans les jupons de sa mère. Je ne veux pas quitter les autres, ni les cochons d’Inde, ni le lapin, ni la balançoire. » Quand on lui eut bien fait comprendre quelle différence il y avait entre la maison de Mme Defert et un collège, et que M. Jean, l’objet de son admiration, l’aiderait dans son travail ; que peut-être, s’il était content de lui, il lui montrerait de belles images dans un grand livre, il dit qu’il voulait y aller tout de suite : il fallut dès lors modérer son ardeur.

Le jeune disciple de Jean fut d’abord émerveillé des splendeurs de la maison Defert. Jean ne put s’empêcher de jouir un peu de cette admiration naïve. Il demanda au petit garçon s’il aimerait à rester ?

« Oh, mais non ! reprit l’autre avec plus de franchise que de politesse.

— Il n’est pas élevé, se dit Jean.

— C’est beau ici, mais j’aime mieux être chez nous ; on s’y amuse mieux. »

Jean est confirmé dans son opinion.

« Oh, la maison, elle est si amusante ! Quand on passe la tête par les lucarnes du grenier, on voit bien loin, bien loin, les bêtes dans les prés, et les grands nuages qui courent au-dessus de la forêt ; en se penchant un peu, on voit dans la rue les gens qui passent, avec une drôle de tournure ; et puis il y a la rampe d’escalier que l’on descend à califourchon ; vous ne feriez pas ça ici, vous, oh non ! ça n’irait pas ; et puis, il y a des trous dans les murs et des carreaux enlevés dans le plancher, et c’est bien plus commode pour jouer à cache-tampon ; et puis, il y a les cochons d’Inde et le lapin !

— Nous avons, dit Jean avec un grand sérieux, des poules, des pintades, des canards du Labrador, des pigeons… »

L’enfant secoua la tête. « Tout ça, dit-il, ne mange pas avec vous, et ne va pas se cacher sous votre lit : ce n’est pas si amusant ! Enfin, dit le petit écolier décidé à donner son dernier argument, il y a les histoires du père ! »

On se mit à l’œuvre. Jean s’était par avance armé de patience ; mais sa provision fut bien vite épuisée. Le petit élève était si ravi de puiser de l’encre à discrétion dans un grand encrier bien rempli, qu’il multipliait les pâtés sur son cahier. « Ce n’est rien, » disait-il, et il les léchait prestement, tout surpris de voir son professeur faire la grimace à la vue de cette opération ; il frottait ses pieds contre sa chaise, faisait remuer continuellement la table, reniflait sans fausse honte, bâillait sans artifice, et de temps à autre sifflait sans scrupule. Mme Defert étant entrée dans la salle, au lieu de se lever et de se tenir modestement debout, il resta sur sa chaise et se mit à ricaner niaisement ; puis il baissa la tête et ne répondit rien du tout, quand Mme Defert lui demanda si son devoir était bien difficile. Mme Defert parut ne pas s’en apercevoir, et ne lui donna pas la leçon de politesse que, dans l’opinion de Jean, il avait si bien méritée.

Ce fut Jean qui se chargea de la lui donner quand ils furent seuls. D’abord le pauvre petit ne sut pas ce que cela voulait dire, et prit un air surpris que Jean trouva de mauvais goût ; il comprit ensuite qu’il avait fait quelque chose de mal et qu’on le grondait ; il se mit alors à pleurer, et à essuyer ses yeux avec ses manches ; puis, le reste du temps, il fut si gauche, si guindé, si malheureux, si stupide, que Jean fut obligé de lui faire son devoir au lieu de le lui expliquer.

Mme Defert, voyant que le front de Jean était soucieux, se garda bien de lui demander ce jour-là ce qu’il pensait de son élève. Il eut quelque peine à s’endormir, et se mit à réfléchir sérieusement. Il reconnut bien vite combien sa mère avait prévu juste. Il avait été trop nerveux, trop irritable. Il avait beaucoup trop songé à lui-même en s’occupant du petit