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encore. Tiens, par exemple, je pense que j’aimerais à être soldat.

— Encore ! répondit Marthe d’un ton de reproche, il était convenu que nous ne parlerions plus de cela. Est-ce que le devoir n’est pas partout ? est-ce qu’on ne trouve pas dans toutes les situations l’occasion de se dévouer ? Tu sais que papa ne pourrait supporter l’idée de voir passer la fabrique dans une autre famille. D’ailleurs, chéri, Marguerite est partie, je partirai bientôt : il faut pourtant qu’il leur reste quelqu’un. Si je leur étais aussi nécessaire que toi, je renoncerais de grand cœur à tous mes projets.

— Je le sais bien, répondit Jean avec un soupir. Je me dévouerai donc à acheter des laines, à surveiller les ouvriers et à visiter les draps tous les matins. Voilà pourtant, ajouta-t-il en souriant, l’inconvénient d’appartenir à une dynastie célèbre.

— Justement ; résigne-toi donc à mourir dans ton lit. Il n’est pas donné à tout le monde d’être tué par une balle ou un coup de baïonnette.

— Si seulement j’étais médecin. Les médecins…

— Chut ! Tiens, écoute un peu cet andante.

— Oh ! tu as beau ralentir le mouvement ! Sais-tu, malgré toi, ce qu’il dit ton andante : il est beau de tisser pour la patrie, il est encore plus beau de mourir pour elle !

— Quel vilain entêté de frère j’ai là ! Attends donc, pour déclamer, que tu sois en rhétorique et que tu fasses des discours latins. »


CHAPITRE XVIII

Maladie de l’oncle Jean ; il est soigné par son neveu, qui perd le prix d’excellence et gagne un ami.


La personne que l’oncle Jean appelle son « brosseur » est une vieille Châtillonnaise très-attachée et très-fidèle, mais remarquablement bourrue et entêtée. C’est une digne femme de soixante ans, droite comme un peuplier, avec un soupçon de moustaches au-dessus des lèvres et un simulacre de barbe au menton. Bien souvent Jean Defert, quand il était petit, l’a comparée avec terreur au loup qui a dévoré la grand’mère du petit Chaperon Rouge et s’est effrontément coiffé de son bonnet. Sa phrase favorite est : « Il faut que ça marche droit ! » Par le mot « ça », elle entend le petit ménage de l’oncle Jean, avec l’oncle Jean par-dessus le marché. Et le fait est que ça marche très-droit. L’oncle Jean, avec son petit revenu, a une vie aussi confortable qu’un colonel en activité, c’est lui-même qui le dit. Il y a bien quelques bourrasques par-ci par-là : quand l’oncle Jean rentre mouillé de la pêche, par exemple ; ou bien quand sa figure est cramoisie, et qu’il est soupçonné d’avoir attrapé un coup de soleil. Aussi l’oncle Jean s’observe-t-il avec le plus grand soin ; quand par hasard il est en faute, il reconnaît ses torts tout de suite, pour ne pas exaspérer son brosseur, qui est au fond la meilleure femme du monde.

Un jour, le brosseur se présente tout effaré chez Mme  Defert.

« Madame, il est tout rouge, avec les yeux ouverts. Il me dit toutes sortes de noms et ne veut pas seulement que je le couche. »

Mme  Defert, sans en demander plus long, part aussitôt et trouve l’oncle Jean au lit, un médecin à son chevet et une voisine compatissante qui lève les bras au ciel.

C’est un transport au cerveau. À l’entrée de Mme  Defert, il se calme un peu, et la salue du titre de colonel ; puis il s’assoupit, puis il se réveille pour dire qu’il fait bien chaud, qu’il a rarement fait aussi chaud. Il parle ensuite de broussailles que l’on vient de traverser et d’épines de cactus qui lui ont déchiré les jambes. Le colonel se garde bien de lui dire que ces épines de cactus ne sont autre chose que des sinapismes. « Surveillez les Kabyles ! » dit le malade en s’assoupissant. Il entr’ouvre les yeux et, apercevant sa servante : « En voilà un ! » dit-il, et il la menace du poing. Le faux Kabyle se retire à la cuisine, et décharge son cœur dans celui de la voisine compatissante.

Elle n’a pas d’ailleurs beaucoup de temps pour faire ses confidences et ses réflexions. Il faut des sangsues, puis de la glace, puis de nouveaux sinapismes.

La voisine compatissante s’étant risquée dans la chambre du malade : « En voilà encore un ! dit le capitaine ; cernez-le, ne le tuez pas, faites-lui peur seulement ; qu’il dise où est l’autre. » Elle n’en entendit pas davantage et revint à la cuisine en criant : « Il est fou ! quel malheur ! » Marthe étant survenue : « Ma sœur, lui dit-il, regardez-moi bien ; trouvez-vous, oui ou non, que ma tête ressemble à celle d’une vieille linotte ? »

Marthe, partagée entre son respect pour son oncle et la crainte de le contrarier, hésitait à répondre.

« Vous pouvez vous retirer, lui dit-il, vous ne savez pas votre métier. »