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L’autre rhétoricien détend la fibre de l’auditoire. Autant le premier a été sérieux en latin, autant celui-ci est plaisant en français. On rit à se tordre, on saisit sans méchanceté, mais non pas sans malice, ses allusions aux petits événements de l’année classique ; rien ne lie les gens comme d’avoir bien ri ensemble.

Quand on sert de champagne (qui est du vrai champagne), le général se lève. Il cite avec orgueil les serviteurs utiles et dévoués que le vieux lycée a préparés pour le pays. Les uns le. servent encore et lui font honneur, des autres ont succombé à la tâche et nous ont légué leur exemple. La pensée de tout le monde se reporte aux morts : glorieux qui dorment en Crimée, en Italie, en Afrique, et hélas ! sur tant de points de la France. Un souffle généreux passe sur l’assemblée. Jonquet sent au fond de son cœur qu’il donnerait volontiers en ce moment sa vie pour son pays. Il boit avec enthousiasme à l’union de plus en plus intime de tous les élèves du lycée, passés, présents et futurs. Il sort enfin du banquet de la Saint-Charlemagne avec deux idées bien nettes. La première, c’est que les hommes ne peuvent que gagner à se connaître mieux les uns les autres (il s’est réconcilié avec Rudebec et a serré la main à Claparot). Voici la seconde : Rien n’est plus beau et plus glorieux que de faire son devoir quel qu’il soit. Ce n’est pas la première fois qu’il entend énoncer, cette vérité ; c’est la première fois que, dans son âme émue, elle s’est montrée si vivante et si triomphante.

Voilà quelles furent les impressions de l’élève Jonquet.

J. Levoisin.

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LA CARTE POSTALE

La carte postale, vous le savez déjà, diffère de la lettre ordinaire en cela qu’elle transmet la correspondance à découvert, sans l’abriter sous l’enveloppe qui la rend secrète. Par contre, elle voyage à prix réduit, et c’est en, quoi elle constitue un avantage pour ceux qui l’emploient.

Or de goût du contraste est inhérent à notre nature. L’autre jour, quand je reçus une première carte postale des mains d’un facteur, qui avait pu prendre librement connaissance du message à mon adresse, je me reportai d’instinct à l’historique des ruses imaginées en divers temps pour dissimuler la teneur des messages, ou les messages eux-mêmes. — La liste en serait longue.

Je me rappelai notamment ce stratagème dont parle le compilateur latin Aulu-Gelle, qui, je ne sais pourquoi, le juge « bien digne des barbares ».

Hystiée, né en Asie d’une famille illustre, étant à la cour du roi Darius, voulut faire passer secrètement des nouvelles importantes à un certain Aristagoras. Voici, le curieux moyen de correspondance auquel il eut recours. Un de ses esclaves souffrait des yeux. Sous prétexte de le guérir, il lui rasa toute la tète, et à l’aide d’un tatouage sur la peau mise à nu, y traça des caractères.

Cela fait, il garda l’homme chez lui jusqu’à ce que la chevelure eût repoussé. Puis il l’envoya à Aristagoras : « Quand tu seras «arrivé, lui dit-il, recommande-lui en mon nom de te raser la tète, comme j’ai fait moi-même. »

L’esclave se rendit donc chez Aristagoras, qui, se doutant bien que la recommandation «avait sa raison. d’être, rasa la tête de l’homme et lut le message d’Hystiée.

En vérité, c’était fort ingénieux ; mais au moins fallait-il que la nouvelle n’eut pas un caractère d’urgence bien prononcé.

Aujourd’hui, grâce au principe universellement reconnu et respecté de l’inviolabilité du secret des lettres, grâce aussi à la magnifique organisation des services postaux, qui rayonnent sur «toute l’étendue du globe, Hystiée n’aurait eu qu’à jeter tranquillement sa lettre dans une boîte quelconque. Confondue avec les milliers de lettres acheminées journellement vers des milliers de destinations diverses, quelque important secret qu’elle pût contenir, elle serait parvenue intacte aux mains d’Aristagoras, et cela dans un laps de temps relativement fort réduit.

Nous sommes même tellement pénétrés du respect du pli cacheté,’ que c’est, sans nul doute, à l’exagération de cette habitude, — je ne veux pas dire de ce sentiment — que la France est, arrivée une des dernières parmi les nations européennes, à l’emploi de la carte postale.

Il nous déplaît de savoir que la traduction de notre pensée — et souvent quelle pensée, mon Dieu voyage à découvert, offerte en lecture à des employés qui, certes, ont bien autre chose à faire que de les lire.

Nous avisons un ami, un parent de l’état de notre santé, nous lui demandons de ses nouvelles ; nous voulons qu’un commerçant nous expédie deux douzaines de tels objets, ou bien nous disons que le colis a été mis à la messagerie... que sais-je ? Ne sont-ce pas là de beaux secrets qu’il importe de soustraire à la curiosité des tiers ?

Bref, nous allons bien voir ce que démontrera l’expérience de ce nouveau système. Force gens veulent croire que notre instinct cachottier l’emportera, sur toutes les autres considérations, et que la carte-postale en sera pour ses avantages méconnus. Je tiendrais volontiers le pari contre cette assertion, qui me semble, non-seulement fort aventurée, mais encore blessante pour le bon sens indéniable de notre pays.

Nous ne nous risquons que difficilement, j’en conviens, hors de nos vieilles habitudes ; mais, par la