Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/153

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à Jean, je n’y mettrai pas de fausse honte, et j’espère que je m’en tirerai mieux. À la ferme de mon père, chacun mange à sa guise, et au collège on n’y regarde pas de si près. Mon éducation est à faire ; je ne m’en étais jamais douté, je l’apprends aujourd’hui à mes dépens… et aux dépens de la nappe, » ajouta-t-il en regardant la tache qu’il venait de faire.

À mesure qu’il parlait, son assurance lui revenait. Tant qu’il avait cherché à déguiser sa gaucherie, il n’avait fait que l’accroître et la rendre plus visible et plus choquante. Du moment qu’il l’avouait si simplement, sa situation devenait franche et nette. Tout le monde lui sut gré d’avoir rompu la glace de si bonne grâce.

M. Defert s’était déridé ; il souriait et faisait de petits signes d’approbation. Mme Defert et Marthe souriaient aussi. Quant à Jean, il admirait l’aplomb, l’adresse et l’esprit de son camarade : son cœur nageait dans la joie.

« Mon cher enfant, dit Mme Defert, avec du bon sens et de l’esprit, comme vous venez d’en montrer, on se tire toujours d’affaire. Il n’y a rien d’étonnant ni de fâcheux à ignorer ce que l’on n’a pas eu l’occasion d’apprendre. Puisque vous désirez savoir, chacun ici se fera un grand plaisir de venir à votre aide.

— Parfaitement ! » dit M. Defert, en hochant à plusieurs reprises la tête de haut en bas.

La femme de chambre, qui servait à table en l’absence du domestique, apporta les rince-bouche. Robillard regarda Jean et le pria, en riant, de vouloir bien lui enseigner l’usage et le maniement de cet engin de table, nouveau pour lui.

Jean avait fini sa démonstration ; M. Defert, enchanté de son hôte, s’était mis pour lui en frais d’amabilité, et lui contait l’histoire d’un monsieur timide qui s’était cru obligé d’avaler le contenu de son bol, lorsque la porte s’ouvrit brusquement, malgré les protestations de la femme de chambre et de la cuisinière, qui essayaient de parlementer.

« Monsieur, dit la femme de chambre, cet homme-là est entré malgré nous. Pierre n’est pas là, et nous n’avons pu l’empêcher. »

L’homme en question était un ouvrier débraillé, qui entra sans cérémonie, la casquette sur la tête : il avait des accroche-cœurs. M. Defert reconnut un de ses ouvriers, que l’on avait été obligé de renvoyer la veille à cause de sa mauvaise tenue et de ses mauvais propos. Il avait la langue épaisse et l’œil trouble ; on voyait qu’il était ivre.

« Osez-vous ! osez-vous ! cria M. Defert à moitié suffoqué par l’indignation.

— J’ose ! j’ose ! dit l’autre d’un ton goguenard.

— Sortez ! dit M. Defert en lui montrant la porte.

— Pas tout de suite ! répondit l’homme avec une rare