Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/200

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vait brusquement, allait à la fenêtre, regardait sans rien voir, les yeux troubles, le cœur serré. Quand ses yeux rencontraient ceux de sa mère, il ouvrait la bouche, comme pour parler et semblait ne pouvoir s’y résoudre. À la fin, il n’y tint plus. Un soir, avec une brusquerie qui n’était ni dans son caractère, ni dans ses habitudes, il alla droit à sa mère, lui prit la main, qu’il porta à ses lèvres avec passion.

« Je ne puis plus rester, dit-il, ma place n’est pas ici.

— Fais ton devoir, » répondit la mère avec une fermeté que démentait le tremblement de sa main. Alors, prenant son fils dans ses bras, elle le serra sur son cœur avec violence. Au bout de quelques instants, Jean leva la tête, et l’interrogeant du regard :

« Mon père ? dit-il.

— Ton père consentira.

— Tu ne m’en veux pas ?

— Enfant ! »

M. Defert fit beaucoup d’objections : son fils n’avait que dix-neuf ans, la loi ne l’atteignait pas. S’il tenait à partir, pour donner le bon exemple, on pouvait le faire entrer dans l’intendance ou dans les ambulances, ou bien il pouvait être secrétaire de quelque général. Il représentait l’avenir de la maison ; c’était pourtant bien dur de penser qu’un garçon comme lui, si distingué, irait se faire tuer comme le premier venu.

« Voyons les choses comme elles sont, répondit doucement Mme Defert. Pour le moment, il n’y a plus ni avenir, ni rêves d’avenir. Jean sait son devoir, il est résolu à le faire. Justement parce qu’il est distingué et riche, il doit payer d’exemple. Nos ouvriers aussi aiment leurs enfants. De quel droit leur conseillerions-nous de les envoyer où ils doivent aller, si nous mettons le nôtre à l’abri ? D’ailleurs, j’observe Jean depuis quelques jours ; c’est un fils obéissant et respectueux ; mais je doute qu’il nous obéisse si nous lui conseillons ce qu’il regardera comme une lâcheté. Faisons notre devoir, et que Dieu protège notre enfant ! »

Dès le lendemain, Jean s’engagea dans un régiment de ligne, dont le dépôt n’était qu’à une quinzaine de lieues de Châtillon. Comme son oncle l’avait exercé de bonne heure au maniement des armes, il fut bientôt prêt à rejoindre le régiment. Il passa par Châtillon. Les trois aînés des Loret avaient suivi son exemple et s’étaient engagés dans le même régiment ; il annonça aux parents qu’ils viendraient dans huit jours passer quelques heures avec leur famille.

Le dîner fut assez gai ; Jean était charmant, et portait très-bien son humble uniforme de fantassin. Il était plein d’entrain et d’espoir. Comme il avait les cheveux coupés ras, il paraissait encore plus jeune qu’il ne l’était réellement. Justine ne pouvait se lasser de le regarder toutes les fois que son service l’appelait à la salle à manger. Quand elle retournait à la cuisine, elle répétait ses moindres paroles à quelques commères qui étaient venues aux nouvelles. « Ah ! s’il y en a beaucoup comme ça, disait la bonne créature, nous nous tirerons d’affaire, bien sûr : le capitaine vient de le dire.

— Les braves gens seront toujours les braves gens, dit une bonne grosse mère assise sous le manteau de la grande cheminée ; on les retrouvera toujours. Voyez les Loret. Trois d’un coup. Ah ! mon Dieu, Seigneur ! Et madame, qu’est-ce qu’elle dit ?

— Elle le mange des yeux et elle fait semblant d’être gaie aussi. Mais nous connaissons ça. Quand il sera parti, elle s’enfermera pour pleurer. Monsieur est tout chose et ne mange que du bout des dents. Le capitaine ne se connaît pas de joie. »

Si la bonne Justine ne parlait pas de Marguerite, c’est qu’elle avait rejoint depuis longtemps son mari à Brest, où il avait des travaux importants.

À un autre voyage, Justine raconta que M. Jean trouvait l’ordinaire de la maison supérieur à celui du régiment. Il avait demandé deux fois d’un certain plat qu’elle avait soigné à son intention.

« Ce n’est pas qu’il soit porté sur sa bouche, dit Justine ; car il dit que la cuisine du soldat est bonne, et qu’il s’en arrange bien. Figurez-vous, ma chère, qu’ils font la cuisine chacun leur tour, et qu’il a appris lui aussi à la faire.

— Pas possible !

— Il dit que la première fois il n’a pas trop bien réussi ; mais que maintenant il s’y entend, et qu’il a une réputation de cuisinier parmi ses camarades. C’est un vrai soldat, qu’est-ce qui aurait dit cela ? »

Au moment du départ, Mme Defert embrassa son fils presque sans pleurer. Quand il fut parti, elle s’enferma dans sa chambre et ne se contraignit plus. Elle songeait à tout ce qu’il avait dit, et chacune de ses paroles de tendresse lui perçait le cœur comme un glaive. Puis elle était possédée d’images douces et tristes qu’elle ne cherchait même plus à écarter. Elle avait tressailli en le voyant en uniforme ; il lui semblait ainsi plus particulièrement marqué pour le danger, pour la souffrance, pour le dévouement qui pouvait lui coûter la vie. Sa douce figure, pâlie par la fatigue, lui avait rappelé celle de Marthe au moment où elle allait prendre le voile.

Dans les tableaux de batailles, quand le peintre veut exciter notre admiration, ce sont de jeunes têtes comme celle de Jean qu’il fait sourire au milieu de la fumée des canons et à la lueur des incendies. Quand le peintre, au contraire, veut émouvoir notre pitié et nous faire détester la guerre, ce sont aussi de jeunes figures comme celles-là que l’on voit pâles, inanimées. Le jeune soldat est tombé, il sourit encore parce que sa dernière pensée a été pour ceux qui l’attendent au foyer, et qui ne le reverront plus. À ces images qui lui revenaient en foule, Mme Defert frissonnait dans le silence de la nuit. Le jeune soldat des tableaux qu’elle avait vu autrefois, c’était Jean. Alors elle avait beau faire appel à sa volonté pour repousser ces songes funèbres : avec une netteté ef-