Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/207

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En explorant de tous nos yeux le cours du fleuve, nous aperçûmes le traître à moitié chemin de l’autre rive, mais il était déjà trop tard pour lui donner la chasse. En toute hâte donc nous levâmes le camp, et jouâmes si bien de nos avirons qu’au bout de quelques heures nous n’étions plus qu’à environ dix milles de l’entrée de la baie. Arrivés là, nous étions tellement rendus de fatigue, que nous tirâmes le canot à terre et nous nous endormîmes, après avoir convenu que chacun monterait la garde pendant une heure à tour de rôle.

Au point du jour je m’éveillai et, jetant les yeux sur la rivière, j’aperçus, à environ un mille de nous, une dizaine de canots faisant force de rames pour nous atteindre. Celui de nous qui était de garde s’était laissé aller au sommeil et nous plaçait ainsi dans une position critique. J’éveillai en hâte tout le monde, et, profitant d’une brise matinale, nous mîmes aussitôt à la voile en nous aidant de nos rames. Mais notre canot était grand et lourd, et nous n’étions pas assez nombreux pour le manœuvrer comme il aurait fallu pour échapper à nos ennemis. D’un côté, nous pouvions voir, à quelques milles de nous, l’entrée de la baie, et au delà une mer agitée et dangereuse même pour un canot comme le nôtre; de l’autre côté, les nombreuses barques des Indiens lancées à notre poursuite.

C’était entre eux et nous une course dont l’objectif était l’entrée de la baie. Nous savions qu’ils ne pourraient nous suivre jusque-là, leurs canots étant trop petits pour braver cette mer orageuse, qui nous offrait notre seule chance de salut. Dans cette conviction, nous luttions vaillamment, oubliant nos fatigues et nos insomnies; mais il devenait de plus en plus évident que nous ne pourrions gagner la haute mer avant d’être rejoints. Nous commencions à désespérer et à maudire le malheureux qui s’était endormi étant de garde, lorsque le capitaine nous rappela à la raison en jurant qu’il brûlerait la cervelle au premier qui interromprait son travail pour se plaindre.

« Nous aurons encore raison de ces misérables, je vous le parie, nous dit-il. Ayez bon courage, et si nous réussissons à mettre du plomb dans la tête à deux ou trois de ces enragés qui nous poursuivent, peut-être bien cela donnera-t-il à réfléchir aux autres. Mais si vous vous mettez à vous quereller comme de vieilles femmes, nous pouvons dès à présent renoncer à défendre notre vie. »

Nous étions en ce moment à environ 3 milles de la passe, et le canot le plus près de nous à moins de 400 mètres. Dans ce canot nous pouvions reconnaître notre misérable guide. Le capitaine me confia le gouvernail, et examina avec soin l’amorce de sa carabine, ordonnant en même temps qu’on chargeât les deux autres. Le vent devenait plus violent à mesure que nous approchions de la mer, et le mouvement du bateau n’eût pas permis, à la distance où étaient encore les Indiens, de bien ajuster.

«Tenez-vous prêt, me dit le capitaine, et quand je vous dirai: maintenant! tournez au vent, et je ferai une petite surprise à nos amis là-bas. Après quoi, nous reprendrons notre course, et vivement.»

Quelques instants plus tard, tout étant prêt, le capitaine me dit à voix basse: maintenant, Dick! et, au risque de chavirer, je tirai brusquement la barre. Trois coups de feu se succédèrent rapidement, et je vis Squawmish Jack, notre ex-guide, tomber au fond du canot; l’Indien qui dirigeait la barque, blessé au bras, laissa échapper en même temps son aviron et l’écoute de la voile, et l’embarcation présentant le flanc aux vagues s’emplit d’eau et sombra.