Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/226

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j’eus des moments bien durs. J’avais passé trois jours sans manger et me traînais par les rues, me demandant si je n’entrerais pas mendier un dîner dans le premier restaurant venu, lorsque je me sentis frapper amicalement sur l’épaule. Je me retournai, et mon cœur bondit de joie dans ma poitrine, lorsque je reconnus mon vieil ami le capitaine, avec lequel j’avais navigué sur le Fraser.

« Eh bien, jeune homme, me dit-il, que faites-vous là à regarder cette fenêtre de restaurant comme si vous vouliez l’avaler? Venez prendre un grog avec moi. »

Nous en bûmes deux et j’en aurais bu davantage, car, à défaut de nourriture solide, j’étais décidé à me contenter de liquide, lorsqu’il me dit:

« Si maintenant nous allions souper à ce restaurant devant lequel vous étiez arrêté il n’y a qu’un instant? qu’en dites-vous? La traversée m’a aiguisé l’appétit. »

J’acceptai avec empressement, et, le capitaine m’ayant chargé de faire la carte du dîner, je ne me fis aucun scrupule de satisfaire mes propres désirs et de laisser languir la conversation pour donner toute mon attention au repas. Cependant mon compagnon ayant terminé me regardait; et comme je continuais à manger avec un appétit féroce, il finit par me dire:

« Parbleu! mon ami, vous me faites l’effet d’être singulièrement affamé; et maintenant je m’aperçois que les habits que vous portez sont tout à fait usés. Les temps ont-ils été si durs que cela, mon pauvre garçon ? »

Je lui dis que ce repas, en dépit de tous mes efforts pour gagner de quoi vivre, était le premier que j’eusse fait depuis trois jours. Il sauta sur sa chaise. «Et les gens d’ici se disent civilisés! Morbleu! tiens, mon fils, ajouta-t-il en plongeant sa large main dans sa poche, tiens, tu me rendras cela quand les temps seront meilleurs!»

En parlant ainsi et devenant pourpre jusqu’aux oreilles, il plaça devant moi une grosse pièce d’or de vingt dollars. Je ne pus retenir une larme lorsque je serrai la généreuse main de celui qui, pour la seconde fois, me sauvait des cruelles atteintes de l’extrême misère.

Le lendemain matin, le capitaine repartit pour le Fraser. En me quittant, il me fit toutes sortes d’amitiés et m’exprima le désir de me voir bientôt le rejoindre pour faire avec lui quelques expéditions à travers les cañons. L’argent qu’il m’avait prêté me permit de vivre jusqu’au jour où je trouvai une place de camionneur dans une brasserie. J’étais assez satisfait de mon emploi; mais un soir, revenant tard par de mauvais chemins, je fus violemment lancé de mon siége sur la route et me cassai le bras. Une fois guéri, j’eus la bonne fortune de trouver une place d’aide-chimiste dans un bureau de vérification de l’or. Ayant fait autrefois, à la grande terreur des servantes, quelques expériences de chimie dans la cuisine paternelle et ayant, à l’école, failli suffoquer un appariteur au moyen d’un flacon d’acide chlorhydrique adroitement renversé dans son pupitre, au moment où il y mettait le nez, je me jugeai suffisamment apte à remplir cette fonction.

Après les jours de détresse que je venais de traverser, je trouvai fort agréable de remplir une place dont le seul inconvénient était le sentiment d’envie que je ne pouvais m’empêcher d’éprouver parfois à la vue des tas de poussière d’or que d’heureux mineurs nous apportaient pour les faire changer en barres brillantes, poinçonnées de