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solide et des petites planchettes, et calmez-vous : cela n’avance à rien de pleurer. »

La Tarnaude se mit à chercher dans ses armoires, tout en continuant ses lamentations. Ambroise était ressorti ; il rentra bientôt avec un assortiment de planchettes de toutes grandeurs, et se tint près du médecin, les yeux fixés sur lui pour mieux comprendre ce qu’il commanderait.

Il comprit très-bien et se rendit fort utile ; car il fut le seul de la famille qui ne perdit point la tête pendant l’opération. Les gens de la campagne ne savent guère souffrir, ni même voir souffrir sans se plaindre ; et quand la Tarnaude entendit les cris de son mari, elle se mit à crier, elle aussi, et ne fut plus bonne à rien. Louis n’était bon qu’au labourage, et il ne fallait pas lui demander de soigner un malade. Mais le petit Ambroise resta là, tout pâle, les dents serrées, sans dire un mot, obéissant aux moindres signes du médecin, lui présentant adroitement les objets qu’il demandait, tenant la bande, la serrant, soulevant la jambe cassée : un aide n’eût pas mieux fait. Mais quand ce fut fini, le docteur, en se tournant vers lui pour lui faire ses compliments, le vit sur le point de s’évanouir. Il le prit vivement, le porta au grand air, lui baigna le visage d’eau fraîche, et l’embrassa comme il eût embrassé sa petite Anne.

« Allons, mon cher enfant, lui dit-il, continue à être un garçon courageux. Vous devez la vie à cet enfant-là, Tarnaud : car s’il n’était pas venu me chercher, on vous aurait appliqué quelque emplâtre de bonne femme qui n’aurait pas empêché la gangrène de se mettre à vos jambes d’ici peu de jours. À présent, restez tranquille. Je reviendrai demain ; et si vous ne bougez pas, j’espère que dans six semaines il n’y paraîtra plus.  »

Et le docteur Plisson sortit de la Sapinière, remonta sur Fourchette et disparut bientôt au tournant de la route.

A suivre

Mme Colomb.


L’ÉNIGME DU SPHINX

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Vous est-il arrivé quelquefois de chercher avec une ténacité qui va jusqu’au cauchemar, un air de musique, un numéro, un nom de rue ou de personne, quelque souvenir si bien égaré enfin qu’il vous est impossible de mettre la main dessus ? À la longue, cette recherche obsédante devient un vrai malaise pour l’esprit, et si vous y adjoignez une bonne migraine gagnée à contempler pendant toute l’après-midi les deux ou trois mille tableaux reçus par le jury à l’Exposition des Champs-Élysées, le malaise se changera en une torture insupportable.

Telle était ma situation a cinq heures du soir, le jour de la clôture du Salon. J’avais été pressé, coudoyé, culbuté, presque écrasé par la foule ; j’avais perdu ma montre, mon épingle de cravate et mes boutons de manchettes. Enfin, pendant la dernière heure, ces tableaux qui se succédaient sans relâche comme les flots de l’océan m’avaient fait éprouver une souffrance étrange, que je ne puis comparer qu’au mal de mer. Les paysages valsaient autour de moi avec leurs effets de neige, de lune ou de soleil ; les nymphes cherchaient à m’attirer au plafond par la racine des cheveux, et les portraits sortant de leurs cadres d’or venaient me grimacer des sourires féroces. Mais tout cela n’était rien auprès de cette éternelle question que je me posais sans pouvoir trouver la réponse Quelle était donc l’énigme, proposée par le Sphinx au malheureux Œdipe ? — Peut-on avoir oublié à ce point les âges héroïques de la Grèce, me disais-je de temps en temps pour stimuler ma mémoire rebelle ! Aussi, quelle idée ai-je eue d’aller voir le tableau 2305 Si je n’avais, en vrai mouton de Panurge, couru comme un sot où se portait la foule, je jouirais encore de toute ma tranquillité d’esprit ! C’est qu’aussi il me sembla charmant, ce fatal tableau. Tout y était bizarre, original, attrayant. Œdipe vient de pénétrer dans l’antre redoutable. Le Sphinx s’est élancé sur lui comme sur une proie qui ne peut lui échapper ; ses grilles enfoncées profondément dans les belles draperies antiques doivent labourer la chair du jeune héros. Mais le visage n’exprime aucune crainte, aucune souffrance. Son regard s’attache, avec une fixité étrange sur l’œil interrogateur du Sphinx. Ce n’est pas l’effort actif de intelligence qui se lit dans ce regard pénétrant, mais la supériorité morale de l’homme sur la brute. Il fascine plutôt qu’il n’est fasciné. Appuyé d’une main sur sa longue lance, de l’autre se retenant à quelque saillie des rochers à pic contre lesquels il est adossé, il ne prend pas garde qu’il est tout près de glisser dans l’ossuaire où palpitent encore les membres des victimes. Toute sa vie est concentrée dans sa volonté. Il veut trouver l’énigme, il la trouvera ; c’est à ce prix qu’il délivrera Thèbes du monstre, après s’être délivré lui-même.