Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/360

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à vingt ans passés, avait terminé péniblement ses études au collège de Luçon. Depuis un an qu'il était rentré chez son père, sa timidité farouche l'avait éloigné de toutes les réunions où il eût été obligé de parler à quelqu'un, et pour la première fois qu'il se risquait, il était si gauche, il se montrait si embarrassé de ses pieds, de ses mains, de ses gants, de son chapeau, de toute sa personne, qu'il faisait naître les rires partout où il paraissait ; il s'en apercevait et n'en devenait pas plus brave. Mlle  Césarine le prit sous sa haute protection, daigna l'encourager, lui fit danser son premier quadrille ; et le pauvre garçon, reconnaissant jusqu'au fond du cœur, déclara le lendemain à son père qu'il n'épouserait jamais d'autre femme que Mlle  du Lardier. Le père et le grand-père Arnaudeau, anciens meuniers enrichis, se trouvaient par hasard n'être pas avares, et l'idée de s'allier à une famille aussi distinguée leur sourit tout de suite. Mlle  Césarine daigna accepter; et Alexandre signa avec ravissement le pacte de son esclavage. Il s'aperçut bien vite que sa femme n'était ni si bonne, ni si aimable, ni si compatissante qu'il l'avait cru ; mais il resta toujours convaincu de sa supériorité et prit tout doucement l'habitude de n'être que le mari de la reine. Il faisait le moins de visites possible et n'était jamais là quand Madame recevait. Il sortait dès le matin, en jaquette et en gros souliers, voire même en sabots ; il s'occupait de ses champs, de ses jardins, de ses moulins, de ses bestiaux. Les paysans et les journaliers le saluaient et s'arrêtaient souvent pour lui parler, car il n'était pas timide avec eux, et ils disaient en parlant de lui : « Ce bon M. Arnaudeau ! » Il avait beaucoup aimé ses enfants, quand ils étaient petits; depuis qu'ils avaient grandi, que leur mère les avait envoyés en pension au loin, que Sylvanie revenait en vacances avec un lorgnon et une robe de soie, et qu'Emmanuel était censé savoir du latin, leur père avait pour eux un peu de ce respect craintif qu'il éprouvait pour sa femme.

Sylvanie, âgée de quinze ans, n'aurait été ni belle ni laide si elle eût consenti à être simple ; mais elle avait admirablement profité des leçons de sa mère, visait à l'air distingué et aux grandes manières, et étonnait son pensionnat par les toliettes qu'elle arborait les jours de sortie pour se dédommager d'avoir porté l'uniforme pendant quinze jours. Elle n'était pas née méchante, mais elle commençait à le devenir à force de se moquer de tout et de tout le monde. Elle avait pris cette facheuse habitude pour faire rire sa mère, qui lui trouvait beaucoup d'esprit, et elle l'avait conservée pour se donner un air de supériorité. Quant à M. Emmanuel Arnaudeau, d'un an plus jeune que sa sœur, ç'aurait été un beau garçon s'il eût bien voulu user de savon et d'eau, nouer sa cravate, respecter la roideur de son col, se peigner quelquefois, attacher les cordons de ses souliers et ne pas couronner les genoux de son pantalon. Mais, comme à toutes ses irrégularités de costume il joignait un langage de collégien mal appris et un caractère querelleur, il n'était agréable ni à voir ni à entendre. On se souvenait pourtant de l'avoir connu autrefois gai et bon enfant, suivant tous les pas de son père. Mais Mme Arnaudeau avait craint qu'il ne prît des goûts et des habitudes de paysan, et à sept ans juste le pauvre garçon avait été conduit au lycée du département. A son arrivée, les camarades s'étaient moques de lui ; n'ayant pas la langue bien pendue, il avait riposté par des taloches, qu'on lui avait rendues, si bien que peu à peu il en était venu à passer ses récréations en batailles. Pour ses études, il montait tous les ans d'une classe dans l'autre, et il était à peu près le dernier dans toutes. Il était entré au lycée ne sachant rien, pas même apprendre ; ahuri par ce qu'on lui faisait faire et par la manière dont on le lui faisait faire, il avait pris le travail en dégoût, et ce dégoût durait encore au bout de six ans, et lui valait le mépris de Sylvanie.

Sylvanie, elle, était restée avec sa mère jusqu'à onze ans ; puis elle avait été mise dans un couvent de Luçon où les familles riches du pays envoyaient leurs filles. Elle signait tous ses cahiers « Sylvanie Arnaudeau du Lardier », et les petites qui voulaient obtenir d'elle quelque image à dentelle ou quelque bout de ruban l'appelaient « mademoiselle du Lardier ». Les jours de sortie du couvent, Mme  Arnaudeau arrivait à Luçon dès le matin dans sa voiture, allait chercher sa fille, l'emmenait à l'hôtel où elle lui faisait revêtir une toilette à la dernière mode, et passait le reste de la journée à faire avec elle des visites dans la ville et aux environs. Emmanuel ne sortait guère, il n'en avait pas souvent le droit. Les deux enfants se réunissaient deux fois par an, à Pâques et aux vacances, et n'étaient pas ravis de cette réunion. Emmanuel trouvait fort ennuyeux d'aller chez tous les voisins et de faire pour cela une toilette — qui se défaisait d'elle-même en un clin d'œil, il faut le dire — et Sylvanie trouvait tout aussi ennuyeux d'emmener avec soi un garçon aussi mal élevé. Mais Mme Arnaudeau tenait à exhiber toute sa famille en grande pompe : la tournée de Pâques était commencée et les avait amenés chez le docteur Plisson.