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En conséquence, Mme  veuve Nay avait fait officiellement la demande, et le mariage devait avoir lieu au commencement de l’hiver.

Voilà pourquoi Marthe faisait une aquarelle, et pourquoi Jean n’aimait pas M. Nay.

« Pourquoi, chéri, reprit Marthe en lui lissant les cheveux, n’aimes-tu pas M. Nay ?

— Parce qu’il nous prendra Marguerite, et qu’il l’emmènera loin de nous.

— Mais, chéri, nous ne devons pas songer qu’à nous ; et si Marguerite doit être heureuse, réjouissons-nous de son bonheur, quand même il nous coûterait des regrets. Est-ce que tu crois que papa et maman, et moi-même, nous n’aimons pas Marguerite aussi ? »

Jean devint très-rouge. Marthe, sans le savoir, venait de lui donner la même leçon qu’il avait reçue de Don Quichotte.

« Tu as raison, reprit-il ; il est temps que je tâche d’aimer M. Nay. Veux-tu que je le regarde dessiner, c’est si amusant ! Je le promets que je ne bougerai pas. » — Et tout en la regardant dessiner, il roule bien des pensées dans sa petite tête. Ses idées se suivent dans un désordre pittoresque : « Comme Marthe est jolie ! avec ses grands cils, et sa coiffure si simple et si modeste ! On a beau dire ; moi, je la trouve bien plus jolie que la sœur de Bailleul, avec ses tire-bouchons, ses frisotons et sa poudre de riz. — Qu’est-ce que maman dirait, si elle savait que je suis un égoïste ? — Voilà Marthe qui ferme les yeux à moitié pour regarder son dessin, ses yeux ont l’air de rire : quelles jolies fossettes sur ses joues ! elle est bien mieux que la sœur d’Ardant avec son gros paquet de cheveux sur la tête. — J’ai envie de me punir pour avoir été égoïste ; il me semble que j’oserais tout avouer à ma mère si je pouvais lui dire que j’ai commencé à changer. Caron peut changer : M. Jacquin a bien changé, à ce que disait l’oncle Jean. — Tiens ! voilà Marthe qui fait du vert avec du jaune et du bleu ! Si je me privais moi-même de la collation d’aujourd’hui ! Je dirais que j’ai mal à la tête. Oui, mais ce serait mentir. Et puis, aujourd’hui, on doit jouer pour la première fois au croquet, et Ardant dit que c’est si amusant ! — Comme Marthe dessine bien, et comme ce dessin ressemble à la maison ! — Je voudrais bien savoir si Ardant a quelque chose qui le tourmente comme moi. » — Ici Jean pousse un profond soupir. Marthe lève la tête et regarde son frère d’un air étonné.

« Tu as quelque chose, chéri ?

— Non, rien.

— Si, tu as quelque chose : dis-moi ce que c’est.

— Je t’assure que je n’ai rien.

— Dis-le-moi bien vite, ou je préviens maman que tu es souffrant. »

Jean, poussé dans ses derniers retranchements, prend son parti tout d’un coup.

« Écoute, Marthe, promets-moi que tu ne le diras à personne, jusqu’à ce que j’aie le courage de tout dire moi-même à notre chère maman. »

Marthe commençait à s’inquiéter.

« Eh bien ! reprit Jean, à voix si basse que Marthe fut obligée de pencher sa tête pour l’entendre (la joue du frère touchait celle de la sœur), je sais que je suis un égoïste.

— Un égoïste ?

— Oui, un égoïste, je ne pense qu’à moi ; ne me dis pas que non, je sais que c’est la vérité. Mais sois tranquille, je veux changer. » — Et il pressait fortement ses deux petites mains l’une contre l’autre. « Veux-tu m’aider, chérie ? dis que tu veux bien, dis-le, ma bonne petite sœur. Tiens, tu me feras signe quand tu verras que je manque de complaisance, ou que je deviens grognon pour la moindre contrariété. Tends-moi des pièges pour m’habituer à être sur mes gardes, comme Mademoiselle quand elle m’interroge sur ma grammaire et sur mon histoire sainte. Je t’aimerai bien, va ; dis seulement oui. »

Marthe, moitié touchée, moitié souriante, dit : « Oui.

— C’est que, vois-tu, ma bonne chérie, je ne voudrais pas ressembler à Charles Jacquin, qui fait tant de peine à sa mère et à son père. ou au lieutenant Taragne, qui s’est fait chasser du régiment de l’oncle Jean. »

Comme Marthe ignorait absolument l’histoire du lieutenant Taragne, Jean se fit un devoir de la lui raconter. « C’était un fils de famille qui était arrivé un beau jour au régiment, lorsque l’oncle Jean était dans les chasseurs d’Afrique. Le régiment se trouva une fois dans un grand danger. Il fallait porter un ordre, et celui qui porterait l’ordre risquait sa vie. Un lieutenant s’offrit. On entendit le lieutenant Taragne dire que l’autre était un sot d’aller à une mort certaine ; que, quant à lui, il tenait à sa peau, attendu qu’il hériterait un jour de 50 000 francs de rente. Tu penses quels yeux firent les officiers quand ils apprirent cela. Le plus ancien lieutenant fut chargé de lui dire qu’après ce qu’il avait dit, il n’avait plus que deux choses à faire : ou se faire tuer à la première bataille, ou déguerpir au plus vite ; et l’on apprit quelques années plus tard qu’il était mort d’une chute de cheval aux courses de Bade. »

Là-dessus notre néophyte partit à la recherche de quelque aventure qui lui permît de faire l’essai de ses forces et de sa volonté. Mais généralement les épreuves tombent sur nous à l’improviste, et ne s’offrent pas à nous quand nous les cherchons. En passant devant les bureaux, il aperçut derrière une vitre Thorillon qui taillait une plume. Les années qui venaient de s’écouler avaient orné les mâchoires et le menton de Thorillon d’une sorte de toison frisottée, de nuance indécise et de consistance pelucheuse. Il fit un petit signe d’amitié à Jean. Avec la meilleure volonté du monde, cela ne pouvait pas passer pour une épreuve. Pas d’épreuve non plus dans la cour ; pas d’épreuve dans la remise ni dans le hangar. — « Eh bien ! se dit