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DANS L'EXTREME FAR WEST¹


AVENTURES D'UN ÉMIGRANT DANS LA COLOMBIE ANGLAISE.


CHAPITRE V

EN REMONTANT LE FRASER


Nous nous consolâmes très-facilement de n’avoir à passer qu’une nuit à New-Westminster.

La capitale de la Colombie anglaise était alors dans un état tellement embryonnaire, que bon nombre de rues, situées sur le penchant de la colline, n’étaient que des carrières; le confiant étranger s’y trouvait à chaque instant exposé à faire des chutes d’une hauteur de dix à vingt pieds, à supposer que la première de ces chutes ne l’eût pas rendu incapable d’aller plus loin. La ville d’ailleurs n’était pas éclairée, et, comme ce soir-là il faisait nuit noire, il fallait pousser très-loin la curiosité pour entreprendre de la visiter.

Je le fis cependant, et je revenais sain et sauf à mon hôtel sur le quai, fier de mon succès et sifflant gaiement un air quelconque le long du chemin, lorsque... patatras! me voilà à quatre pattes, tombé, d’une hauteur de huit ou dix pieds, sur une masse vivante qui se met à se tordre, à gémir, à piailler, à pousser des cris de toute espèce. Je me rejette en arrière, pour me frotter les tibias, où j’éprouvais une vive douleur, et je tire une boîte d’allumettes de ma poche. J’aperçois alors devant moi un Indien dans une attitude pleine de menaces et la hache levée. Près de lui sa femme et ses enfants gesticulaient et poussaient des cris sauvages contre l’étranger qui était ainsi venu troubler leur sommeil.

Ne sachant pas un mot de la langue de l’Indien, et ne pouvant par conséquent lui faire mes excuses, alarmé d’ailleurs par son attitude, je tirai mon revolver. Aussitôt il laissa tomber sa hache, s’enfuit avec sa femme et ses rejetons cuivrés, et me laissa maître du terrain. Un examen plus attentif me montra que j’étais tombé sur la tente grossière que ces Indiens avaient plantée dans un enfoncement de la route, et que, dans ma chute, j’avais entraîné le tout sur la pauvre famille endormie.

Je m’en retournai en boitant, et arrivai à l’hôtel dans une humeur aussi noire que les rues de New-Westminster.

Nous devions partir le lendemain pour Fort Yale, situé à environ 100 milles (160 kilom.) en amont de New Westminster, et tête de ligne des bateaux à vapeur qui naviguent sur le Fraser. Je ne crois pas qu’aucun autre fleuve aussi rapide ait jamais eu un service régulier de bateaux à vapeur. A certains endroits, près de Yale, le courant n’a jamais moins de douze à quatorze milles (de 19 à 22 kilom.) de vitesse à l’heure, et tout le cours du fleuve est semé d’écueils de toute espèce.

Les bateaux sont spécialement construits en vue des difficultés de cette navigation. Ils sont aussi plats que possible, et leur tirant d’eau n’est que d’environ deux pieds; mais ils reprennent en longueur et en largeur ce qu’ils perdent en profondeur. Leur moteur est une énorme roue de dix-huit à vingt-quatre pieds de diamètre, placée à l’arrière et aussi large que le bateau lui-même. Les palettes seules plongent dans l’eau, à une profondeur d’environ dix-huit pouces, et la roue est attachée à la machine par un système assez compliqué de tiges et de leviers. Les chaudières sont tout à fait à l’avant, et les foyers au niveau même du pont, afin qu’ils puissent profiter de tout le courant d’air que produit le mouvement du navire. La vapeur est conduite des chaudières aux cylindres de la machine qui est placée tout à fait à l’arrière dans l’entrepont, par de longs tuyaux qui, en été, donnent une chaleur insupportable. Il y a quatre gouvernails parallèles. Les machines sont à haute pression, et ce n’est pas, quand on s’embarque, sans quelque inquiétude que l’on examine les chaudières; car on peut être sûr qu’elles seront mises à une rude épreuve pendant le voyage, surtout si les eaux de la rivière sont ou trop hautes ou trop basses.

Nous eûmes la chance de trouver des places sur un des meilleurs bateaux, et nous partîmes accompagnés des bénédictions de toute la population qui nous montrait le plus touchant intérêt. Elle espérait sans doute qu’à notre retour nous nous arrêterions à New-Westminster, au lieu de courir en toute hâte dépenser, pendant l’hiver, tout notre avoir à Victoria.

La première partie de notre voyage ne fut pas particulièrement agréable, car l’épaisseur des bois qui bordent les rives du fleuve était telle qu’il nous était impossible d’observer le pays à travers lequel nous passions. Nous eûmes donc tout le temps d’examiner nos compagnons. Tous allaient aux mines. Les trois quarts étaient de vrais mineurs, à la mise et à la tenue desquels on ne pouvait se méprendre. L’autre quart était composé de boutiquiers et de joueurs, et de dames, dont une blanchisseuse, qui fit, ainsi que je l’appris plus tard, une belle fortune en exerçant son état, et une jeune femme pleine de courage qui allait rejoindre son mari.

Quand le dîner fut servi, la foule se précipita dans le salon, renversant sur son passage un ou deux nègres et les plats qu’ils portaient. Il semblait vraiment que le premier arrivé dût tout avaler et ne rien laisser aux autres. Je regrette d’avoir à dire que le capitaine eut toutes les peines du monde à réserver trois places pour les deux dames et pour lui.

Le dîner fini—et ce ne fut pas long,—la nappe ne fut pas plus tôt enlevée que les joueurs, joueurs de profession, grecs et autres, s’emparèrent de la longue table. L’or et les billets de banque sortirent des poches et changèrent rapidement de mains. D’énormes piles de pièces de vingt dollars (108 fr. 40 c.) s’étalaient sur la table de la façon la plus provocante, et le tintement de l’or mêlé au bruit des voix formait un concert absolument étourdissant. Les joueurs s’abandonnant à leur passion faisaient retentir le salon d’exclamations et de jurons effroyables. Tous, même ceux qui, par prudence ou manque d’argent, ne jouaient pas, suivaient le jeu avec une émotion presque aussi vive que celle des intéressés.