Page:Le messianisme chez les Juifs.pdf/259

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les méchants seront confondus. Plusieurs traits semblent empruntés à Isaïe, mais il manque toujours l’idée principale, la valeur expiatoire des souffrances du juste.

Il n’est donc pas étonnant que le judaïsme, d’ailleurs très porté à exagérer le rôle temporel glorieux du Messie, et à identifier sa cause avec celle de son peuple, ait affecté d’ignorer ce texte irritant du serviteur méconnu par les siens, et succombant sous leurs coups.

Rien n’indique que cette attitude ait changé jusqu’au début du troisième siècle après J.-C. On a cru pouvoir conclure du dialogue de saint Justin avec Tryphon que « l’idée du Messie expiateur du péché par ses souffrances, telle que paraissait l’annoncer le prophète, était une idée reçue chez les lettrés juifs du iie siècle de notre ère »[1]. En réalité saint Justin est obligé de lutter sur ce point contre les répugnances de Tryphon. Lorsqu’il passe à un autre thème, il suppose, selon les procédés reçus du dialogue, que le juif s’avoue vaincu. Tryphon confesse donc le sens, nouveau pour lui, des textes scripturaires, et saint Justin s’étonne, après qu’il a prouvé que le Christ doit être à la fois Dieu et homme, souffrant et victorieux, que son adversaire s’obstine à ne pas le reconnaître en Jésus[2].

Il fallait cependant prendre parti. La controverse chrétienne avait mis inexorablement le doigt sur cette page. Les juifs, de plus en plus anxieux de voir paraître le Messie après l’affaissement momentané qui suivit la catastrophe de Bar-Kokébas, de plus en plus curieux de relever les moindres vestiges qui pouvaient soutenir leur espérance, durent se prononcer sur la passion du Serviteur. Que l’ensemble du texte fût messianique, on ne pouvait le contester sérieusement, tant la passion était encadrée dans la gloire. Mais fallait-il attribuer au Messie la passion aussi bien que la gloire, et quel rapport avait cette passion avec la mission du Messie ? Ces problèmes furent résolus dans des sens différents.

Les uns n’ont jamais admis l’idée du Messie souffrant ; les autres ne lui ont fait qu’une place restreinte et sans proportion avec son importance dans le christianisme. Parmi les premiers il faut citer en première ligne le Targum de Jonathan. C’est un exemple caractéristique et même amusant des contresens où peut aboutir le souci de rester fidèle aux mots d’un texte, en se dérobant autant que possible à son esprit.

Nous devons insister, car rien ne met dans une opposition plus crue

  1. Lepin, Jésus Messie et Fils de Dieu, 2e éd., p. 36.
  2. Comparer les textes des ch. lxviii, lxxxix et xc avec ceux des ch. xxxvi, xxxix et xlix.