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BŒUFS ROUX

prendre pour une petite duchesse échappée de son duché et réfugiée dans une chaumière de paysans. Non, on n’aurait pu croire que Dosithée, de prime abord, fût la fille de campagnards tels que Phydime Ouellet et sa femme.

Dosithée n’était pas seulement fille de paysans, elle était paysanne dans l’âme, paysanne issue de ces grands paysans éclos de la Normandie, du Poitou, de la Picardie, de la Saintonge et de tant d’autres provinces de France, et venus établir le grand et beau domaine de la Nouvelle-France. Elle s’honorait de son origine, et, satisfaite de son état, de son rang et du milieu où elle vivait, elle était heureuse. Pourtant, combien de jeunes filles de même condition que Dosithée se trouvent misérables ! Et elle, Dosithée, en connaissait plusieurs de ces jeunes filles campagnardes qui, pour avoir reçu de l’instruction, affectent de mépriser la terre et ceux qui la cultivent et l’affectionnent. Ces jeunes filles, par ignorance, envient l’éclat factice des villes, le bruit, le mouvement, les parures excentriques et les fêtes où le bonheur n’apparaît que par instants très courts, c’est-à-dire aux heures des étourdissements et des vertiges. Oh ! si elles savaient, comme le pensait Dosithée, qu’elles envient un sort que tant d’autres femmes voudraient échanger !

Dosithée entendait rarement les femmes de la campagne se plaindre de l’ennui.

L’ennui !…

Mais elle avait appris que dans les cités un grand nombre de femmes ne savent que faire de leur esprit et de leur corps ; ces femmes s’ennuient… même celles qui ont le plus à leur portée l’argent, les toilettes et les plaisirs.

L’ennui… qu’était-ce ? Dosithée ne le savait pas, ou plutôt elle n’en avait jamais senti l’amertume. Mais l’ennui, assurément, ce n’était pas le bonheur !…

Dosithée avait encore appris que, pas plus que l’homme, la femme n’est faite pour le bonheur parfait. Loin de penser comme ces femmes égoïstes et stupides qui demandent sans cesse le bonheur à leur mari et ne l’attendent que de lui seul, Dosithée, elle, songeait à se marier et se promettait de travailler au bonheur de son mari, sûre qu’elle était que, de ce fait, elle bâtirait en même temps son propre bonheur. Elle comprenait que le mariage est la fusion de deux âmes, deux cœurs, deux esprits qui ont besoin, pour vivre, de la vie de l’un et de l’autre. Si l’un doit souffrir, elle savait que l’autre doit subir nécessairement la même souffrance, et que si l’un doit jouir, l’autre doit partager la même jouissance. Dans la fusion de ces deux âmes il est impossible que la joie soit pour l’une et la peine pour l’autre, toutes deux doivent, subissant les lois mystérieuses de ce lien de la nature, boire à la même coupe et humer le même nectar ou vider la même lie. Enfin, Dosithée Ouellet comprenait que la femme, autant que l’homme, son compagnon, doit travailler à assurer la paix et la joie communes, et à trouver dans le foyer établi par eux ce bonheur qu’ils désirent, et que ne rencontrent jamais tant de mortels qui le cherchent hors de ce foyer.

Voilà donc ce qu’était l’héroïne de ce récit. Nous ne voulons pas prétendre qu’elle fût une créature parfaite, mais nous pensons qu’elle n’était pas loin de la perfection. Les événements qui vont suivre nous donneront peut-être raison.


III


L’heure du midi approchait.

Dosithée sortit de la dépense et, à l’aide d’un linge blanc, vint essuyer la table de bois de tremble.

— N’oublie pas, Dosithée, recommanda Dame Ouellet qui continuait de fricoter près de son fourneau, de mettre une nappe, car le père Francœur va prendre le dîner avec nous autres.

Les deux fermiers, à ce moment, silencieux tous deux, allumaient leurs pipes. Le père Francœur entendit les paroles de Dame Ouellet.

— Ah ! ben, dit-il, faites pas de cérémonie pour moi, vous savez, car je vas dîner chez nous.

— Non, non, père Francœur, intervint brusquement et impérativement Phydime, vous allez manger la soupe avec nous autres. Oui, Dosithée, ajouta-t-il sur un ton moins impératif, tu mettras la nappe, et t’oublieras pas non plus de mettre la carafe sur la table.

La jeune fille sourit et acquiesça d’un clignement d’yeux.

— Ben, ben, par exemple, bredouilla le père Francœur que le mot « carafe » avait fait rougir de plaisir, vous allez me mettre à la gêne !