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BŒUFS ROUX

il avait compris toute l’injustice de son action envers Phydime Ouellet. Aussi avait-il redouté que ce dernier ne lui en voulut le reste de ses jours. C’est avec cette crainte qu’il essaya ensuite de faire oublier ses torts.

Phydime était trop homme de dignité et surtout trop chrétien pour en vouloir au père Francœur ; mais, tout de même, il n’avait pu se défaire d’une certaine rancœur. Mais jamais cette rancœur ne l’aurait porté à se venger de son voisin ou à lui souhaiter du mal ; au contraire, il avait essayé de refouler ce ressentiment, il avait voulu oublier, mais, homme de cœur, l’humiliation que lui avait fait essuyer son voisin n’avait pu s’éclipser tout à fait de son esprit. Les choses en étaient restées là, le bon voisinage avait recommencé, et il n’était pas de saisons que Phydime rendît service au père Francœur, de même que celui-ci ne refusait jamais un coup de main, surtout aux époques des grands travaux où l’on avait besoin de s’entr’aider. Et, de fait, la vieille histoire avait paru enterrée.

Mais au sourire surpris sur les lèvres minces de Phydime, le père Francœur, après son allusion à ce passé, avait de suite compris que son voisin n’avait pas oublié. Aussi, en éprouva-t-il un très grand regret.

Tandis que le silence se prolongeait plus qu’on ne l’aurait voulu, Dosithée revint de la dépense avec une belle nappe de toile blanche qu’elle étendit soigneusement sur la table.

Le père Francœur jugea à propos de briser le silence et de changer le sujet de la conversation antérieure. Mais avant de parler il tira de sa pipe plusieurs grosses bouffées, cracha, essuya ses lèvres et dit :

— Phydime, j’étais venu pour t’apprendre une nouvelle…

— Ah ! ah !… interrompit Phydime en relevant son regard gris acier sur son visiteur et en retirant sa pipe. Est-ce une bonne nouvelle ou ben une mauvaise ?

— Ni bonne ni mauvaise, je pense pas, reprit le père Francœur en passant une main cuivrée et ridée dans son collier de barbe blanche. Et puis t’as peut-être appris la même nouvelle, que mon deuxième voisin, le père Michaud, s’en va aux États rejoindre ses enfants.

— Tiens, c’est vrai, j’ai appris ça hier.

— Eh ben ! il paraît qu’il vend tout son roulant, et j’avais pensé que peut-être ben tu achèterais ses deux chevaux de travail.

— Des chevaux de travail ? fit Phydime interrogativement et en fronçant malgré lui ses sourcils.

— Mais oui… J’espère ben que t’as pas envie de faire tes labours ce printemps rien qu’avec tes bœufs encore ?

— Oui, père Francœur, c’est ben l’envie que j’ai : mes bœufs sont encore assez solides pour faire les labours.

Et Phydime, en remettant sa pipe aux dents, esquissa un sourire qui en disait long.

— Ah ! ben j’savais pas ça, répliqua le père Francœur. Vois-tu, Horace, l’autre jour, me disait qu’il cherchait des chevaux à acheter.

— Tiens !… Et s’il en trouve à acheter, avec quoi va-t-il les payer ?

— Il m’a dit qu’il allait vendre les bœufs.

— Vendre les bœufs ? ricana sourdement Phydime qui ne voulait pas se fâcher. Sont-ils à lui ces bœufs-là ?

Le père Francœur comprit que Horace cherchait à tripoter des affaires à l’insu de son père, et il comprit aussi qu’il valait mieux pour lui de se taire.

Mais Dame Ouellet voulut mettre son mot, sûre qu’elle était de trouver un auxiliaire dans la personne du père Francœur.

— Moi, père Francœur, je serais ben d’avis qu’on les vende les bœufs. Oh ! c’est pas pour moi, comme vous le comprenez, ça me fait rien qu’on les vende ou qu’on les vende pas. Mais c’est pour ce pauvre Horace qui a tous les labours à faire. Ça va être long rien qu’avec les bœufs qui ne vont plus guère vite.

— Ta ! ta ! ta !… s’écria Phydime, parle pas pour rien, Phémie. Si Horace est pas capable de faire les labours rien qu’avec les bœufs, je les ferai moi !

Dame Ouellet rougit et parut d’un regard, qu’on aurait pu croire suppliant, demander l’assistance du père Francœur. Lui crut comprendre ainsi ce regard de la femme, et il dit :

— Moi, j’vas dire comme c’t’homme, Phydime, c’est pas de mes affaires, mais, tout de même, j’sais que ça va ben plus vite avec des chevaux qu’avec des bœufs. Ça fait déjà trois ans que je me suis débarrassé de mes bœufs, et je le regrette point.