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Page:Lebel - Bœufs roux, 1929.djvu/40

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BŒUFS ROUX

milles séparaient le Petit Village de Kamouraska de la ville de Rivière-du-Loup ! À coup sûr, ce n’était pas expressément pour rendre visite à Phydime ou à Dame Ouellet qui lui étaient presque inconnus. Il avait donc fait ce long trajet pour venir voir cette Dosithée Ouellet dont on lui avait parlé avec éloges. Il venait donc dans un but sérieux… trop sérieux même pour Dosithée qui n’y était pas préparée.

Voilà d’où venait sa crainte : elle ne se sentait pas prête à accueillir la demande qu’elle prévoyait. En outre, un fait l’intriguait : elle avait entendu parler de ce jeune médecin, et l’on avait dit qu’il allait épouser une jeune fille, campagnarde aussi, appartenant à une excellente famille de paysans de Cacouna. Elle se demandait ce qui était advenu de ce projet de mariage, s’il avait été abandonné par les deux parties intéressées et pour quelle cause. Or, voici ce qu’ignorait Dosithée : il n’y avait eu nul projet de mariage entre le médecin et cette jeune fille de Cacouna, ça n’avait été qu’une histoire de Dame Rumeur qui marie et démarie selon son bon plaisir. Le médecin avait fait, il est vrai, deux ou trois visites à cette jeune fille, mais il n’avait à nul qui fût fait part de ses intentions ou de ses projets. Cette jeune fille lui était inconnue et elle lui avait été indiquée comme « une jeune fille à marier », tout comme on lui avait parlé de la fille de Phydime Ouellet. Il était d’abord allé au plus proche, comme on dit, attendu que quelques milles seulement le séparaient de Cacouna. Puis, ayant connu cette jeune fille et l’ayant trouvée assez de son goût, il était venu voir Dosithée avant de fixer un choix définitif.

Maintenant, quel serait ce choix ? Nous pourrions dire qu’il penchait fort en faveur de Dosithée, si l’on peut juger par une physionomie qui paraît très éprise. Et, d’ailleurs, n’avait-il pas déjà, à mots couverts, fait entendre le but de sa visite ? N’avait-il pas avec un tact remarquable, fait les plus beaux compliments à Dosithée, sur sa beauté, son instruction, son langage, ses bonnes manières ? N’avait-il pas fait les plus grands éloges de Phydime et de Dame Ouellet qu’il connaissait à peine ? Bref, n’avait-il pas, sans trop le laisser voir, jeté les premiers apprêts d’une conquête ? Et, elle, Dosithée, ne devinait-elle pas, à la fin, que ce jeune homme paraissait devenir tout anxieux des résultats que sa première démarche pourrait produire ?

Donc, pour la jeune fille, il n’y avait plus de mystère dans la visite du médecin : il était venu demander sa main ! Peut-être ne ferait-il pas sa demande ce jour-là, car c’eut été un peu brusquer les choses, même si l’on tient compte des longues distances à franchir pour se voir, et des rares loisirs que peut avoir un médecin en train d’édifier sa première clientèle. Mais il se pourrait fort bien qu’il revînt un autre jour et que, alors, il fît connaître toutes ses intentions. Chose certaine, Dosithée ne souhaitait pas que le médecin se hasardât à faire une demande en mariage ce jour-là, elle souhaita même qu’il ne revînt plus. Pourquoi ? Elle n’aurait su l’expliquer. Un instinct dictait ses pensées. Pourtant, elle trouvait ce jeune homme d’une compagnie très agréable.

La conversation se poursuivait légère et enjouée, et de moment en moment elle approchait le ton familier. Ah ! c’est si naturel : quand on est deux à deux, jeunes, gais, confiants, comme on s’entend vite !

Dame Ouellet, de sa cuisine, ne perdait pas un mot de l’entretien. De même que Dosithée, elle et Phydime, avaient de suite compris le but de leur visiteur : oui, le médecin venait voir expressément leur fille ! Tous deux se réjouirent intérieurement de cet événement ; sans l’avoir souhaité, un mariage entre leur fille et ce jeune homme leur eut fait grand plaisir. Plus que son mari, peut-être, Dame Ouellet se réjouissait ; et, tout en fricotant le repas du soir, elle souriait largement aux bons éclats de rire qui lui arrivaient de la salle voisine.

Décidément, pensait-elle, ça va bien… ça va bien bien !

Et Phydime, quand il fut de retour des étables, pensa de même. Aussi, afin que les choses allassent de mieux en mieux, le fermier et sa femme se promirent-ils de faire la meilleure figure possible au jeune médecin pour l’encourager dans ses projets. Toutefois, pour Phydime qui pensait toujours plus long que Dame Ouellet, il y avait un quelque chose qui l’inquiétait : si d’aventure le jeune médecin voulait marier Dosithée, comment allait-il faire lui, Phydime, pour se séparer de sa fille ? En se mariant Dosithée suivrait son mari, et celui-ci demeurait loin… à quarante milles de là ! Phydime désirait garder sa fille