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BŒUFS ROUX

andre Langelier ? Et ce trouble, ou plutôt cette souffrance ne semblait-elle pas augmenter chaque fois que la pensée d’un mariage avec Zéphirin se présentait à son esprit ? Oui, elle se l’avouait ! N’était-ce donc pas l’amour que ce trouble ? Ou ce trouble ne venait-il pas d’un besoin d’aimer ? Elle n’osait se l’affirmer, n’étant pas sûre d’aimer ou de pouvoir aimer. Elle avait beau s’interroger avec minutie et persistance, elle demeurait hésitante. Son cœur se gonflait. ses yeux devenaient plus humides et, parfois, quelque chose — un sanglot inconnu peut-être — serrait sa gorge. Ah ! oui, elle souffrait, elle qui n’avait pas encore souffert ! Mais l’amour était donc une souffrance ? Elle était sur le point de le reconnaître, quand, soudain, tout son être se rebellait à cette pensée d’aimer. Non… elle n’aimait pas… pas encore ! Mais si elle souffrait ?… Oui elle souffrait, cette pauvre Dosithée, mais c’était de savoir Zéphirin souffrir ; c’était de ne pouvoir aller à lui et lui dire : « Tu m’aimes et me veux pour ta femme ? Soit, je suis tienne » ! Mais comment pourrait-elle épouser Zéphirin sans l’aimer ?

Aux mille questions de ce genre qui se pressaient dans son cerveau, la jeune fille essayait de répondre franchement, sans mentir. Mais à vouloir demeurer avec la vérité, elle sentait sa souffrance grandir encore.

Pourtant, si elle se décidait à épouser Zéphirin, elle entrevoyait une compensation : femme de Zéphirin, elle demeurerait sur la terre, sous le toit paternel, avec tout ce qu’elle chérissait. À son père qui devenait vieux, dont les forces physiques diminuaient rapidement, elle apporterait deux bras jeunes et vigoureux : ceux de Zéphirin. Car il ne fallait plus compter sur Horace, il ne reviendrait peut-être jamais. Mais d’un autre côté, Dosithée redoutait de prendre pour époux Zéphirin, non uniquement parce qu’elle sentait ne pas l’aimer, mais surtout parce que son père ne tenait pas à l’avoir pour gendre. Alors la compensation entrevue se brisait à demi, puisque le sacrifice qu’elle eût consenti pour l’amour de son vieux père eût été inutile.

Ah ! dans quelle impasse elle se trouvait !

Et alors, son cœur aux abois s’envolait dans le songe. Pour échapper à sa souffrance, elle demandait la griserie du rêve. Elle retournait incontinent à Léandre Langelier ! Ah ! celui-là aurait pu être du goût de Phydime ! Certes, Dosithée ne l’aimait pas plus qu’elle aimait Zéphirin ; mais ne sentait-elle pas un peu plus d’attraits pour Léandre que pour Zéphirin ? Oui, c’était la vérité… elle le connaissait ! Et alors le trouble de son cœur semblait moins gênant, moins lourd, sa souffrance s’adoucissait. Dans l’assombrissement de son esprit l’image de Léandre se glissait comme un rayon de lumière. Alors sans le savoir, elle l’appelait à elle ! Sa présence lui serait un baume si réconfortant ! Et le désir de revoir Léandre devenait une telle acuité, qu’il lui était une autre souffrance. Ce désir la brûlait… Et durant les trois jours qui suivirent elle fut tellement obsédée par l’image de Léandre Langelier, que sa souffrance devint une torture. Elle appelait Léandre de toute son âme, et lui ne l’entendait pas, pour la bonne raison que dans la paroisse la rumeur courait toujours que Dosithée Ouellet allait devenir la femme du jeune médecin de Rivière-du-Loup !

Le supplice de Dosithée devint si intolérable qu’elle s’imagina que la présence de Zéphirin pourrait lui être tout au moins un palliatif ; et elle se mit à désirer la venue de Zéphirin.

Et lui, Zéphirin, comme s’il avait eu l’intuition qu’il était désiré, vint… Il vint tous les soirs passer quelques minutes avec la jeune fille, soit sur la galerie à regarder la nuit descendre lentement, à respirer le parfum des roses et des géraniums qui ornaient le parterre, ou dans le verger à manger les premières cerises qui mûrissaient. Ce fut dès lors une véritable camaraderie qui se créa entre elle et lui. On ne parlait plus d’amour, plus de mariage ; mais on se taquinait gentiment, on riait, on folâtrait. Il est vrai que cette camaraderie n’était qu’un masque : Dosithée dérobait à Zéphirin les meurtrissures de son cœur ; lui, feignait de ne plus songer au mariage qu’il avait projeté. Pour elle le masque était dérivatif ; pour lui un piège, naïf si l’on veut, en lequel il croyait ou espérait la prendre. Et pour réussir son jeu Zéphirin s’efforçait de polir ses manières : il devenait moins gauche, moins timide, il trouvait le mot pour rire, soignait sa personne et son langage. Il essayait de rendre son physique aussi attrayant que possible et de jour en jour il se transformait. À